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qui ne fut point payée; il en a gardé quelque rancune aux Bourbons. Aujourd’hui c’est un grand vieillard de soixante-dix ans, droit comme un peuplier et fort comme un chêne, malgré une maigreur excessive qui lui donne l’air d’un don Quichotte rustique; il a un corps de fer et des jarrets d’acier : quand tout le jour il a chassé dans l’île ou bêché son jardin, il aime à danser le soir pour se défatiguer. Il n’a qu’un rêve, faire encore une campagne ou deux avant de mourir. Il est à l’affût des étrangers, et dès qu’il apprend qu’un Français a débarqué à la Marine il suspend sa médaille de Sainte-Hélène à sa boutonnière, et se promène orgueilleusement pour être remarqué. Autrefois il faisait du vin et le vendait à Naples; mais la vigne est malade depuis longtemps, les sophistiqueurs napolitains sont devenus de plus en plus habiles dans l’imitation du vin de Capri, et les temps sont durs maintenant pour ce vieux brave, qui, malgré l’insouciance dont il fait parade, pense à l’avenir avec inquiétude. Il a ouvert auprès du palais de Tibère un petit bouchon borgne qu’il a pompeusement intitulé restaurant de monsieur Bourgeois; il y offre des rafraîchissemens aux voyageurs qui visitent les ruines, mais les voyageurs sont rares, et il n’y a point là de quoi subvenir à une existence chargée d’années.

On se doute bien qu’avec un compagnon pareil j’ai visité toutes les positions militaires de l’île, positions insignifiantes aujourd’hui, car elles ont été désarmées depuis longtemps déjà. Il m’a conduit aux batteries de San-Francisco et de Palazzo di mare, qui avaient été établies pour protéger la Marine contre un débarquement; les larges demi-cercles en pierre où se manœuvraient les pièces existent encore, mais les canons n’y sont plus; les merlons sont tombés au pied du rempart, les ronces ont envahi les barbacanes, les chaînes du pont-levis ont été enlevées ; un four à rougir les boulets reste seul dans un coin, intact et presque neuf. En se promenant avec moi, mon vieux guide s’arrêtait parfois à certaines places et me disait : « Là il y avait un canon, là il y avait un mortier; mais on a tout ôté et l’on ne m’a pas payé les cent trente ducats que l’on me devait ; étonnez-vous donc, après cela, de voir tomber les gouvernemens! »

Il y avait autrefois dans l’île de Capri deux couvens, l’un de femmes et l’autre d’hommes; les Français, après 1808, en firent des casernes; depuis ce temps, les nonnes et les moines n’y sont pas revenus, et les deux bâtimens, qui sont vastes, servent de dépôt à des invalides. Les invalides mariés habitent l’ancien couvent de femmes, qui est situé dans la ville même de Capri; l’autre, que l’on nomme la Certosa, est destiné aux invalides célibataires. Je ne puis m’empêcher de remarquer incidemment que Capri est un endroit bien mal choisi pour y placer des invalides. Il n’y a pas une