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ces chemins, puisqu’il n’y a pas d’autre nom à leur donner, entièrement impraticables. L’infanterie parvenait encore à avancer en marchant dans l’eau à travers bois ; mais, dès que deux ou trois canons ou chariots avaient délayé le sol, aucune voiture ne pouvait plus remuer. Force était alors de s’arrêter, car il était impossible de laisser en arrière l’artillerie ni les voitures, ces dernières surtout. Le pays était désert ; il fallait porter avec soi tous ses approvisionnemens. À part le bois et l’eau, on ne trouvait rien. Les soldats, peu habitués soit à marcher, soit à se charger de leurs munitions, n’avaient reçu que deux jours de vivres. Passé ces deux jours, l’armée attendait des wagons toute sa subsistance. Il fallait alors faire ce qu’on appelle en Amérique des corduroy roads. Ce travail consiste à couper des arbres d’égale grosseur, de deux ou trois décimètres de diamètre, et à les coucher les uns à côté des autres sur le sol. Toute l’infanterie qui ne faisait pas le guet aux avant-postes était employée, dans l’eau et la boue jusqu’aux genoux, à ce labeur herculéen, et s’en acquittait à merveille. Le pionnier américain était là dans son élément ; ces routes se faisaient comme par enchantement. Les canons, les wagons arrivaient lentement, mais ils arrivaient là où on avait cru la chose entièrement impossible. Le soir, les soldats n’avaient pas un coin de sol sec pour le bivac. Il fallait s’asseoir sur des troncs d’arbres renversés, ou se construire avec des bâtons des espèces d’étagères sur lesquelles on ne prenait qu’un repos très précaire. Je me souviens d’avoir vu un général de division dont tout l’établissement se composait de cinq ou six perches recouvertes de branches de sapin posées par un bout en terre, c’est-à-dire dans l’eau, et de l’autre appuyées sur un tronc d’arbre abattu. Il couchait là-dessus avec un manteau imperméable déployé sur sa tête.

C’est en cheminant ainsi qu’on était arrivé aux lignes de l’armée confédérée d’où était parti aussitôt un feu très vif d’artillerie. On avait riposté, mais sans faire d’impression sur les ouvrages à fort relief qui couvraient les canons ennemis. On avait été reconnaître la crique et on l’avait trouvée infranchissable à l’infanterie, soit à cause de la trop grande profondeur de l’eau, soit à cause des fondrières dans lesquelles on se fût embourbé sous le feu croisé d’une foule de tirailleurs abrités dans les bois et derrière des épaulemens. Tout le long des sept milles que protégeait cette ligne fortifiée, on avait trouvé la défense sur ses gardes. Partout du canon, partout des camps et des baraquemens.

De tout ceci il résultait que l’armée était arrêtée dès le second jour de la campagne par des forces en apparence considérables, et devant une position qui ne pouvait être enlevée sans de grandes difficultés ; mais ce cas avait été prévu. Afin de gagner du temps et d’é-