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ques de 100, boulets Armstrong, rien n’y faisait. Le Merrimac alors, voulant profiter de sa grande masse, chercha à couler son adversaire en l’abordant violemment par le travers ; mais il ne pouvait prendre d’élan. Le Monitor très court, très agile, très prompt à la manœuvre, s’attachait à lui, tournait autour de lui, échappait à ses coups avec une rapidité que la longueur excessive du Merrimac ne lui permettait pas d’atteindre. Rien de plus curieux que de voir les deux adversaires se remettant alors à tourner en rond l’un autour de l’autre, le petit Monitor décrivant le cercle intérieur, tous deux également attentifs à chercher le point faible de l’ennemi pour y décharger aussitôt à bout portant l’un de leurs énormes projectiles. « Figurez-vous, me disait un témoin oculaire, le pugilat de Heenan et de Tom Sayers ! » La lutte se prolongea ainsi, sans résultats apparens, pendant plusieurs heures. Une seule fois le Merrimac, réussit à frapper avec son avant le travers du Monitor ; mais celui-ci pirouetta sous le coup comme un baquet flottant, et une très légère endenture laissée dans sa muraille fut la seule avarie causée par ce choc formidable. L’épuisement des deux combattans finit par mettre un terme à la lutte. Les confédérés rentrèrent à Norfolk, et le Monitor resta maître du champ de bataille. Le Minnesota et toute l’escadrille de Hampton-Roads étaient sauvés : le pygmée avait tenu tête au géant. Restait à savoir si celui-ci ferait une autre tentative lorsque l’enjeu serait plus tentant, lorsque, au lieu de chercher à détruire un ou deux navires de guerre, il s’agirait de s’opposer au débarquement de toute une armée d’invasion.

C’est dans ces circonstances que j’arrivai à Fort-Monroë. Bientôt la rade se couvrit de vaisseaux venant soit d’Alexandrie, soit d’Annapolis, chargés, les uns de soldats, les autres de chevaux, de canons, de matériel de tout genre. Quelquefois je comptais au mouillage plusieurs centaines de navires, et parmi eux vingt ou vingt-cinq grands transports à vapeur attendant le moment de venir à quai pour y déposer les 15 ou 20,000 hommes qu’ils portaient. Que l’on juge du désastre épouvantable qui fût survenu, si le Merrimac eût apparu soudainement au milieu de cette masse épaisse de bâtimens, les frappant les uns après les autres, et coulant à fond ces sortes de ruches humaines où rien n’eût pu échapper à ses coups ! Il y eut là pour les autorités fédérales, soit navales, soit militaires, quelques jours de la plus vive anxiété. Chaque fois qu’on apercevait une fumée au-dessus des arbres qui cachaient l’entrée de l’Elizabeth-River, le cœur battait violemment ; mais le Merrimac ne vint point ; il laissa s’achever sans encombre le débarquement de l’armée.

Pourquoi ne vint-il point ?