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ces ossemens blanchis qui lui rappelaient si vivement le cruel souvenir de sa défaite.

Mais, pendant que nous nous promenions ainsi, il survenait dans les hautes régions de l’armée de graves événemens. Il existe, dans l’armée américaine comme dans l’armée anglaise, un commandant en chef qui exerce, au-dessus de tous les généraux, une suprême autorité, règle la répartition des troupes et dirige les opérations militaires. Ces fonctions, très amoindries depuis la guerre de Crimée dans l’armée britannique, s’exerçaient encore en Amérique dans toute leur plénitude. Du vieux général Scott, qui pendant longtemps les avait remplies avec honneur, elles étaient passées au général Mac-Clellan, Nous apprîmes, en arrivant à Fairfax, qu’elles lui étaient retirées. On comprend l’amoindrissement et la gêne que ce coup porté par derrière, à l’heure même de l’entrée en campagne, allait causer au général en chef. Ce n’était cependant qu’une partie du mal. L’entrée en campagne elle-même lui était imposée inopportunément. Mac-Clellan savait depuis longtemps et mieux que personne à quoi s’en tenir sur la force qui occupait Manassas et Centreville. Il connaissait parfaitement l’existence de ces canons de bois mis en batterie sur les ouvrages des confédérés et que l’on a si souvent prétendu l’avoir intimidé pendant six mois[1] ; mais il savait aussi que jusqu’en avril les routes de la Virginie seraient dans un tel état qu’il ne pourrait y remuer ses canons et ses charrois qu’en construisant des espèces de chemins de bois fort en usage dans le pays, travail très long et pendant lequel l’ennemi, ayant des chemins de fer à sa disposition, pourrait ou se retirer comme il venait de le faire, ou aller porter des coups rapides sur d’autres points. En tous cas, eût-on atteint Centreville, l’ennemi l’eût-il défendu et la position eût-elle été emportée, la poursuite était impossible, la victoire stérile. Un pont coupé suffisait au vaincu pour échapper à toutes les atteintes du vainqueur : inestimable avantage des chemins de fer pour la guerre défensive, et qui n’existe pas pour celui qui se porte en avant ! Par contre, il est vrai, une fois rompus sur un point de leur parcours, ils interdisent tout retour offensif à celui qui les a détruits.

Nous croyons donc pouvoir affirmer que le général Mac-Clellan n’avait jamais songé à aller à Centreville. Sa pensée, depuis longtemps arrêtée, était de mettre Washington à l’abri d’un coup de main au moyen d’une grosse garnison fortement établie dans les ouvrages dont nous avons parlé, et de profiter ensuite des grandes voies navigables et de l’immensité des ressources navales du nord pour transporter rapidement l’armée par eau sur un point rapproché de

  1. Il y avait même un tuyau de poêle figurant canon, dont il avait entendu parler, et que les curieux qui ont pris d’assaut les ouvrages de Centreville n’ont pas retrouvé.