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entre les mains du landlord, et le peintre fait chaque semaine le portrait à l’huile d’un des membres, qui, exposé avec honneur dans le parlor (la meilleure salle de la maison), sert à attirer les regards. Quand l’ouvrage est terminé, c’est-à-dire quand tout le cercle a posé, l’artiste reçoit son argent et les associés retirent leurs portraits. Qui ne voit d’ici un des écueils de l’art en Angleterre ? Cet écueil est le métier. Il n’y a que les hommes de courage et de talent qui se tiennent fermes sur le sentier ardu et bordé de précipices, attendant avec calme que le flux de l’opinion publique s’élève jusqu’à eux et bravant les perfides tentations du gain facile. Les artistes qui mésallient leur jeunesse avec les œuvres du métier ont, je l’avoue, une excuse : au fond du cœur, ils conservent l’idéal du beau et l’espoir d’y remonter un jour ; mais l’art est une maîtresse hautaine qui ne pardonne guère les infidélités.

Les arts du dessin ont pourtant fait en Angleterre depuis une dizaine d’années des progrès incontestables. Je ne parle pas seulement ici du dessin appliqué à la peinture, je parle du dessin employé aux ouvrages de l’industrie. Des académies ont été ouvertes et multipliées dans toutes les villes ; des écoles ont même été établies par quelques grandes manufactures pour rendre les secrets de l’art accessibles aux enfans de la classe ouvrière. Quelle en a été la conséquence ? Tout le monde a reconnu à l’exposition de 1862 que nos voisins avaient fait un grand pas vers la recherche et le perfectionnement de la forme dans les arts utiles. Ce progrès réel, hâtons-nous de le dire, est encore incomplet ; il réside plutôt jusqu’ici dans les fabriques et les ateliers que dans le public anglais. Plusieurs manufacturiers ont en effet reconnu avec tristesse qu’en imprimant à leurs produits un caractère d’élégance et de charme, ils n’avaient réussi qu’à rétrécir le cercle de la vente. N’est-ce point alors le goût des consommateurs qu’il faudrait surtout atteindre et modifier ? Or quel élément plus favorable à l’éducation du goût que la vue des meilleures œuvres de l’art, d’où le sentiment de la beauté descend en quelque sorte comme la lumière des hauteurs vers les besoins et les ornemens de la vie ? Les expositions de peinture, en réunissant les masses autour des sources sacrées, tourneraient sans doute l’esprit public vers un nouvel ordre de conquêtes, l’alliance de l’art et de l’industrie. Tout porte à croire que, sous ce rapport, celle de 1862 n’aura point été stérile. La contemplation du beau est la seule richesse qui puisse se communiquer à tous et qui se multiplie à l’infini sans s’appauvrir ni se diviser, c’est aussi la seule qui fasse pénétrer au sein des sombres classes courbées par le travail manuel le rayonnement suprême et les splendeurs joyeuses du monde idéal ; la civilisation ne leur doit-elle pas au moins ce bonheur-là ?


ALPHONSE ESQUIROS.