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pour les artistes. Les peintres connus n’éprouvent aucune difficulté à placer leurs œuvres ; ils trouvent un patronage fort étendu dans l’aristocratie, et acquièrent assez souvent une noble fortune sans imposer aucun sacrifice à leurs convictions ni à leur dignité. Ils doivent leur position à leur mérite et à la faveur du public, non aux bonnes grâces d’un ministre ni d’un directeur des beaux-arts. Pour suppléer d’ailleurs jusqu’à un certain point aux encouragemens de l’état, les Anglais ont établi des espèces de loteries entées sur des associations (art unions), et dont les membres ou les actionnaires paient une contribution d’un shilling à une guinée par an. Ils reçoivent en retour, si le numéro de leur action sort au tirage annuel, un tableau d’une valeur plus ou moins considérable. Comme ces unions s’étendent sur une grande échelle et embrassent souvent un nombre énorme de souscripteurs, leur caisse est abondamment remplie, et peut acheter les objets d’art à un prix honorable. Le Liverpool art Union, dont les actions ne sont que d’un shilling, a distribué l’année dernière, sous forme de prix, aux abonnés gagnans 1,389 livres sterling de tableaux.

Les artistes qui commencent ont naturellement beaucoup plus de peine à se tirer d’affaire. Une de leurs grandes ressources est le marchand de tableaux, picture dealer. Ces marchands abondent dans la ville de Londres, et c’est à eux que les peintres obscurs ou pressés par le besoin viennent offrir leurs ouvrages. Ces boutiques, ou plutôt ces maisons (car les toiles, serrées, entassées, jetées çà et là, occupent souvent du premier jusqu’au dernier étage), présentent à l’intérieur un aspect triste et singulier. Que de rêves de gloire éteints, que d’ambitions déçues, que de luttes héroïques contre les dures nécessités du présent, que de réserves secrètes et d’ardentes espérances d’un avenir meilleur dans ce monceau de tableaux, dont quelques-uns ne sont point même achevés ! Le marchand fait profession d’être connaisseur ; il est à lui-même son jury d’examen ; les toiles qu’il rejette n’ont plus guère qu’une chance, celle d’être vendues aux enchères pour un prix quelconque, sur lequel l’intermédiaire retient encore un droit de commission qui est parfois de 75 pour 100, laissant ainsi 25 pour 100 au pauvre artiste[1]. À ces ventes, qui ont généralement lieu le soir, j’ai vu souvent de jeunes artistes qui faisaient contre mauvaise fortune bon cœur, et affectaient de rire

  1. Ce détail de la vie d’artiste a même fourni à miss Osborn le sujet d’un tableau touchant qui figure à l’exposition. Une jeune fille orpheline, sans nom et sans ami, nameless and friendless, ayant en outre à sa charge un frère d’une douzaine d’années, se présente chez un picture dealer avec un tableau, fruit de son long travail, et sur lequel elle compte pour ne point mourir de faim. Qui ne devine pourtant, à la figure du marchand assis avec gravité derrière son comptoir, que l’arrêt du juge ne sera point favorable ?