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jonchent le sol humide, tandis qu’un chien hurlant se tient assis près du cadavre d’une jument, sa compagne favorite. Par l’absence même de l’homme au milieu de ce paysage désolé, on devine ce qu’il a souffert, et l’herbe frémit encore toute trempée d’eau. Les peintres modernes hollandais n’ont point négligé d’ailleurs les sujets de genre. M. Bles a jeté un regard fin et ironique dans l’intérieur de quelques familles hollandaises où a pénétré en silence l’esprit de révolte : une jeune fille tire de son épinette (cachette ingénieuse !) un roman, et une autre jeune fille brûle de mordre au fruit défendu, tandis qu’une bonne grand’mère dort tranquillement dans son fauteuil. Quelque chose aurait manqué à mon voyage dans le monde de la peinture hollandaise, si je n’avais retrouvé quelques épisodes de la vie des pêcheurs. Ces épisodes ne font point défaut : le Dimanche matin dans l’île de Marken par M. Ten-Kate, le Retour dans la Cabane par M. Bource. La mer, cette richesse et cette ennemie de la Hollande, a fourni à M. J. Israëls le motif de deux tableaux vraiment remarquables, les Naufragés et le Berceau. Ce dernier, le Berceau, nous représente l’océan sous sa forme aimable : de petites vagues douces lèchent amoureusement le sable de la grève sous un ciel d’été, et dans l’eau peu profonde une jeune fille de Scheveningen, avec une sœur plus petite qu’elle, lave un berceau d’osier. La seconde laisse traîner sur l’eau un petit bateau qu’elle conduit avec une ficelle, — détail vrai et charmant, car en Hollande, dans les villages de pêcheurs, le petit bateau est la poupée, c’est le cheval de bois des enfans. D’où naît maintenant l’intérêt qu’inspire ce tableau ? Du contraste entre la faiblesse de l’enfance et la puissance de l’océan. On aime à voir l’immensité jouer avec ces petits pieds nus et avec ce berceau. M. Israëls nous a montré le côté souriant de la mer ; il va maintenant nous montrer sa face sinistre. Une morne procession s’avance sur le sable des dunes ; en tête marche une veuve, une mère stupéfiée de douleur, qui tient un orphelin dans chaque main. Derrière viennent deux pécheurs qui portent avec respect et solennité le cadavre d’un homme noyé. D’autres pêcheurs suivent avec leurs femmes. Au loin, sous un ciel aux nuages allongés, la mer, qui commence à se calmer, aplatie et comme repentante, laisse voir un bateau échoué. La sombre couleur répandue sur cette scène tragique produit une impression terrible et profonde. Tout ce que j’avais vu et entendu dire à Scheveningen des brutalités de la mer me revint à l’esprit comme un rêve douloureux. L’école hollandaise, on le voit, est très vivante ; elle a renoncé, et je l’en félicite, à l’imitation des écoles étrangères, pour reprendre racine dans le sol humide de la vieille Néerlande, dans les traditions de ses maîtres et dans les souvenirs de la vie de famille.