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Si, par une dernière déférence pour leurs maires, leurs curés et pour les propriétaires, les paysans consentirent aux élections générales à recevoir des bulletins de liste contenant trop de noms inconnus pour qu’ils pussent même les débattre, il était à présumer qu’ils voudraient prendre leur revanche, lorsque la question leur serait posée d’une manière plus simple, et qu’ils ne tarderaient pas ou à s’abstenir des élections ou à y exercer à leur guise cette sorte de droit divin qu’on venait de proclamer à leur usage. L’on put déjà s’en assurer aux élections partielles, puisque le chiffre des votans, qui, relativement à celui des inscrits, avait été au 24 avril 1848 de 83 pour 100, ne tarda pas à descendre au-dessous de 60. Malgré les adhésions que lui envoyaient à l’envi toutes les professions libérales, le gouvernement provisoire avait fort bien compris que le vrai péril gisait là, et que le suffrage universel pourrait bien devenir peur la république plus redoutable que l’insurrection; mais ce qu’il ne parut pas soupçonner, c’est qu’une telle plaie était le résultat de l’organisme national, et que personne n’était moins propre à la guérir que les commis voyageurs en radicalisme qui prirent à forfait de M. Ledru-Rollin l’entreprise de républicaniser le pays. En acclamant le 4 mai 1848 la république sur le péristyle de son palais, l’assemblée constituante exprima donc un sentiment alors très sincère pour l’immense majorité de ses membres; mais cette adhésion ne modifia pas la nature des choses et ne laissa pas la nation moins perplexe et moins incertaine de son avenir. Si les départemens répétèrent les bruyantes acclamations de leurs mandataires, ce fut à la manière des poltrons, qui crient pour chasser la peur.

L’école républicaine, sous la pression que leurs antécédens politiques exerçaient sur la plupart de ses chefs, semblait d’ailleurs prendre à tâche de faire repentir le pays de son mariage de raison en touchant à tout et en voulant bouleverser les plus modestes existences au gré de ses théories. Le gouvernement provisoire avait à peine proclamé le droit au travail, ouvert les ateliers nationaux et les séances du Luxembourg, qu’il abolissait le marchandage et fixait le maximum des heures de travail pour Paris et pour les départemens[1], fixation qui semblait impliquer le droit et la pensée de réglementer le prix même de la main-d’œuvre, selon la tradition conventionnelle. A la noblesse, les dictateurs de l’Hôtel de Ville retiraient la faculté de porter les titres dont la propriété se trouvait consacrée par une longue transmission; à la bourgeoisie tremblante, ils annonçaient chaque matin le remaniement de l’impôt, le rachat des chemins de fer et des actions industrielles; à la magistrature, le ministre de la justice enlevait l’inamovibilité, déclarée incompa-

  1. Décret du 8 mars 1848.