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la même atmosphère méphitique qu’au premier meeting, le même nuage de fumée; mais déjà les pronostics de la défaite assombrissaient les fronts. On avait beau rudoyer les porteurs de mauvaises nouvelles, vérifier les additions : toujours le pauvre Wood était relégué à l’arrière-garde. En vain le président voulut rappeler à l’assemblée qu’une église ne grandissait que par le martyre des fidèles, et que l’arbre de la liberté ne germait qu’arrosé du sang de ses enfans: soit que la comparaison fût trouvée peu neuve, soit qu’elle parût pécher par la justesse, ses paroles furent accueillies par une tempête de sifflets digne de nos théâtres de mélodrame. Il se rabattit alors sur le « misérable abolitioniste Opdyke. » Ces abolitionistes! le président ne leur souhaitait que d’être condamnés à embrasser quelque horrible négresse, vœu charitable qui rétablit un commencement de bonne humeur dans l’auditoire. « Que le 4e arrondissement nous donne seulement une majorité de 1,000, continua-t-il, le 11e ’autant et le 17e 500, et Wood est nommé. Joignons-y 500 du 19e, il est nommé élégamment (sic), et il dépendra du 14e de rendre le triomphe éclatant. » Je les laissai sur ces châteaux en Espagne et me rendis à Tammany-Hall, où le comité central du parti démocratique avait planté sa tente à l’enseigne du Gunther. Les chefs ne sont pas là ce soir, me dit mon voisin, et de fait je ne crois pas qu’aucune classe privée de professeur se soit jamais montrée plus turbulente que le nouveau milieu où je me trouvais. C’étaient des chants, des sifflets, des cris d’animaux, un tapage véritablement infernal. Un mauvais plaisant proposait trois hourras pour Wood, le président lui lançait son verre à la tête, et sans l’intervention des voisins le pot de bière eût suivi le verre. Un enthousiaste dont j’ai oublié le nom poursuivait obstinément un discours où la fantaisie semblait participer du cauchemar, sans avoir égard aux vociférations qui lui étaient jetées de toutes parts : « A bas! il est gris! chut! c’est une honte pour Tammany-Hall, pour le vieux Wigwam! » Le président rentrait en scène pour faire respecter la majesté de l’assemblée, et ne trouvait pas de meilleur moyen d’ôter la parole au tribun récalcitrant que d’entonner lui-même à pleins poumons l’air populaire et national : The red, white and blue. L’orateur s’y joignait, la foule faisait chorus. Les chats eussent grimpé aux murailles, s’il s’en fût trouvé dans ce sabbat, et je m’enfuis en me bouchant les oreilles. Derrière moi, le bureau en masse, président en tête, abandonnait l’estrade pour se ruer sur un mannequin en bois représentant Wood, le rival détesté[1]. On était presque consolé de sa défaite par celle de son ennemi.

  1. Le mot wood signifie bois.