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et quelques vauriens désœuvrés relisaient pour la centième fois l’affiche qui promettait 500 francs de prime, 60 francs de solde mensuelle, des soins paternels, un bel uniforme et des concessions de terres après la guerre. En tête de l’affiche était invariablement représenté un guerrier écrasant les rebelles au galop de son cheval s’il s’agissait de cavalerie, les perçant de sa baïonnette si on voulait représenter l’infanterie, ou les mitraillant d’un canon de campagne, gros et long comme les canons de pierre des Dardanelles, s’il était question d’artillerie. Un des lecteurs se laissait-il prendre à ces séductions, ce qui devenait malheureusement moins commun chaque jour, l’engagement se signait séance tenante, et le héros improvisé ne s’en allait qu’en possession des magnificences de sa nouvelle livrée. Le départ de chaque régiment était l’occasion d’une nouvelle fête. Le vaste hôtel d’Astor-House semblait placé là tout exprès pour des adieux où le vin de Champagne enflait les voiles de l’éloquence américaine; quelques dames patriotes venaient au dessert offrir au régiment un drapeau de leur façon, après quoi l’on partait pour aller commencer sur le champ de bataille une éducation militaire dont Bull’s Run ou Ball’s Bluff faisaient trop tôt et trop souvent justice. Loin de moi toute pensée de blâme immérité : à coup sûr l’Américain est brave et très brave, les Irlandais, les Allemands et les Français, qui entraient pour une forte part dans la composition de l’armée fédérale, le sont aussi; mais la bravoure individuelle, si incontestable qu’elle soit, ne suffit pas à remplacer ces traditions d’esprit militaire qui animent nos soldats, ni cette forte discipline sur laquelle reposent les armées allemandes, russes et anglaises. Quelle confiance les troupes de l’Union pouvaient-elles avoir en des chefs qu’elles-mêmes avaient nommés à la vérité, mais qui, en fait d’école du soldat, n’avaient jamais étudié que la tenue des livres en partie double? Celui qui réussissait à lever une compagnie en devenait naturellement le capitaine; s’élevait-il jusqu’au régiment, il était colonel. Il pouvait y avoir là une classification sociale, mais assurément point de hiérarchie militaire, et c’était en effet ce qui tout d’abord frappait le plus l’Européen. J’ai vu dans un café un officier en tenue se prendre de querelle avec un garçon, être mis brutalement à la porte par ce garçon, et rentrer, au bout de quelques minutes, pour fraterniser avec lui le verre à la main. Ce n’est là, je le sais, qu’un fait anormal duquel il n’y a rien à conclure; mais, avec la mobilité qu’en ce pays la roue de fortune imprime à toutes les professions, rien n’empêchait de supposer que le garçon et l’officier eussent la veille ceint le même tablier et la même cravate blanche. Les journaux américains ont eux-mêmes été les premiers à s’égayer aux dépens d’un autre officier qui, chargé d’improviser une