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propre de la littérature et de l’art est de choisir précisément entre les objets qu’on observe, et de composer avec ces élémens choisis une harmonie qui n’existe que fort rarement dans la vie réelle et même dans la nature. Ce n’est pas tout : en maint endroit, M. Duranty paraît ignorer la valeur des mots, surtout de ces expressions presque synonymes destinées à rendre les diverses nuances d’une même idée. En employant ces termes l’un pour l’autre, en les confondant, l’auteur du Beau Guillaume manque parfois le but même qu’il veut atteindre, c’est-à-dire l’expression fidèle de toutes les nuances d’un caractère si minutieusement observé. Cette confusion a produit des répétitions, des longueurs sans nombre. Comme il est évident que l’auteur a rempli consciencieusement sa tâche, on ne peut dire que ces défauts soient des négligences : ce sont tout simplement des ignorances. De la sorte, la touche nouvelle qu’il ajoutait à son esquisse, nuance très visible pour lui dans sa pensée, n’est souvent pour le lecteur qu’une répétition fatigante, un trait déjà connu. M. Duranty a pu deviner, aux difficultés qu’il a rencontrées, qu’il lui reste à faire toute une éducation philologique et grammaticale. Ce n’est qu’en apprenant la valeur des mots qu’il apprendra à connaître la valeur de ses propres idées.

Edmée, de M. Camille Dutripon, rentre dans ces études de jeunesse où il y a beaucoup de sincérité, beaucoup de théorie, mais peu d’expérience. Le sujet est à peu près le même que celui de la Fanny de M. Feydeau ; mais il est traité avec une honnêteté naïve qui ne permet pas de suspecter les intentions de l’auteur. Il n’y a ici ni ameublement de boudoir, ni détails complaisans de beauté corporelle, ni scène de balcon. Il faut louer l’auteur de ce bon goût, mais reconnaître qu’il y a encore dans son talent beaucoup d’indécision. Le livre s’ouvre mal, avec une allure cavalière, qui fait place bientôt à une extrême lenteur. L’auteur a pris pour thèse cette idée, que le bonheur non-seulement n’existe pas dans les amours coupables, mais qu’il est incompatible avec l’amour légitime, quand celui-ci se trompe lui-même en se confondant avec les ardeurs de la passion. L’idée peut se défendre, mais les développemens de l’auteur manquent encore d’autorité. Son cadre n’est point assez large pour une telle preuve. La passion est toujours grande et vraie ; c’est l’homme qui est petit et faible, quand il essaie de la plier à son humeur et à son tempérament. Si M. Camille Dutripon a la passion d’écrire, il s’apercevra bien vite qu’on ne devient écrivain qu’en sacrifiant à cette passion son égoïsme et ses préjugés d’auteur.

On voit en définitive que ce qui distingue aujourd’hui les essais des jeunes écrivains, c’est une vive préoccupation de la morale, considérée comme l’étude des mobiles qui doivent diriger notre conduite. Ils s’en inquiètent, il est vrai, moins pour éclairer les autres que pour se persuader eux-mêmes. C’est là un égoïsme dont ils sont punis tous les premiers, car avec un but aussi limité ils négligent volontairement ce qui pourrait étendre l’intérêt de leur étude ; ils négligent surtout la seule condition qui fasse vivre toute œuvre de l’esprit, la seule précisément qui puisse faire d’une pensée individuelle une pensée générale, le style. Ce chef capital d’accusation, ils ne sauraient y échapper, et je me hâte de le formuler tout de suite pour essayer de plaider maintenant les circonstances atténuantes. L’imagination