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être entre eux ; d’autres hommes, premiers venus de la victoire, campés d’avance dans les étages de l’Hôtel de Ville et refusant, disait-on, de reconnaître l’autorité des députés ; deux ou trois gouvernemens se disputant l’empire et se précipitant tout à l’heure peut-être du balcon de l’hôtel, tout imprimait à cette heure solennelle un caractère de trouble, de doute, d’horreur et d’effroi qui ne se présenta peut-être jamais au même degré dans l’histoire des hommes[1]. »

Voilà le produit net de la campagne des banquets pour les passions aveugles’, voici celui qu’en tirèrent les passions ennemies.

Les quinze cents derniers membres des anciennes sociétés secrètes ne subordonnaient pas la manifestation de leur foi sauvage aux habiletés de conduite suggérées à d’autres par une ambition plus éclairée ou plus patiente. Ils avaient compté dès la première heure faire sortir la république, et la république seule, de la crise provoquée par l’attitude de la bourgeoisie parisienne. Lorsque de sanglans épisodes eurent si malheureusement soulevé la colère du peuple, il fut facile aux sectionnaires encore organisés de faire accepter aux combattans le mot d’ordre dont ils avaient manqué jusqu’alors. Ce fut donc aux cris de vive la république que les sept députés membres du gouvernement provisoire se dirigèrent vers la place de Grève dans un appareil qui réveillait autant la pensée d’une immolation que celle d’un triomphe. Ce fut à ce cri, de plus en plus accentué dans les quartiers populeux traversés par l’étrange cortège, qu’entre les brancards couverts de morts, les houles et les frémissemens de la multitude, ce pouvoir d’une heure fut jeté comme une épave dans le palais de Henri II, déjà inondé, depuis le portique jusqu’aux combles, par un premier flot d’envahisseurs armés.

Demander à des républicains de ne pas acclamer la république, au risque, s’ils s’y refusaient pour ne pas préjuger la volonté nationale, de fournir à la démagogie l’arme la plus puissante contre eux-mêmes, exiger d’eux qu’ils jouassent leur vie pour ajourner le succès d’une cause qu’on savait être leur cause même, c’était réclamer un acte d’héroïsme qui n’aurait fait peut-être qu’augmenter les périls publics. Toutefois c’est une justice à rendre aux membres principaux du gouvernement provisoire qu’ils firent du moins quelques efforts pour retarder l’instant où la violence confisquerait sans pudeur le droit le plus sacré de la nation. La question de savoir si la république serait immédiatement proclamée au balcon de l’Hôtel de Ville fut la première par laquelle se révélèrent les deux courans d’idées qui devaient bientôt diviser si profondément les hommes alors unis contre le danger commun. Tandis que MM. de Lamartine

  1. M. de Lamartine, Histoire de la Révolution de 1848, liv. VI.