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Des deux côtés des barricades, on pousse le cri de vive la réforme, et les gardes nationaux, mêlés aux troupes de ligne, affectent d’accentuer ce cri plus énergiquement que les émeutiers. Ils sont trop fiers de leur campagne politique pour mettre en doute le résultat. Un tel acte de patriotisme pourrait-il mal tourner ? Il ferait beau voir des ouvriers se montrer, en matière de garanties, plus exigeans que des électeurs de l’opposition dynastique, et continuer à se dire mécontens, lorsqu’il conviendra à ceux-ci de se déclarer satisfaits ! Tel est pourtant le scandale qui se prépare. Dans les rangs des combattans s’agitent quelques hommes qui vont prendre au milieu de cette multitude l’autorité que donne une idée mise au service d’une passion. Ces quelques hommes ne tarderont pas à signaler aux insurgés enivrés de leur victoire l’opposition naturelle du travail au capital, des exploités aux exploitans, comme la cause des incompatibilités qui existent entre le peuple et la bourgeoisie.

Malheureusement l’influence qu’elle n’a pas au quartier-général de l’insurrection, la garde nationale la possède au quartier-général du gouvernement. Si, sur les boulevards, elle est incapable de déplacer un pavé des barricades, elle est assez puissante aux Tuileries pour y paralyser l’action du souverain. À la première révélation du mécontentement de cette grande corporation armée, le roi livre son cabinet ; à la seconde, il brise son épée ; à la troisième, il abdique : abandon d’autant plus déplorable qu’il fut parfaitement gratuit, et qu’en donnant à ses ennemis une victoire facile à disputer, le roi Louis-Philippe manquait à la France autant qu’à sa propre fortune. Si l’établissement de juillet put être envisagé en effet durant la crise de 1830 comme une sorte de transaction entre le droit héréditaire et les aspirations républicaines, le gouvernement constitutionnel, sincèrement pratiqué durant dix-huit ans, était devenu, en France comme en Europe, l’expression la plus générale des besoins et des vœux de la civilisation.

S’il ne s’était agi pour le roi que de substituer au cabinet présidé par M. Guizot une administration qu’aurait présidée M. le comte Molé, en absorbant, comme il l’avait fait si souvent, les questions de choses dans les questions de personnes, ni les hésitations, on peut le croire, n’auraient été bien longues, ni les regrets bien profonds ; mais lorsque M. Molé eut décliné une tâche incompatible avec ses idées conservatrices, quand le concours donné par la garde nationale à l’insurrection demeura bien constaté et qu’il fallut appeler les chefs de l’opposition, les angoisses devinrent étrangement douloureuses. Si assuré que fût le roi du dévouement éclairé de M. Thiers, il n’ignorait pas que le nom de cet homme d’état deviendrait pour l’Europe l’expression d’un système extérieur exactement contraire au sien. Quelque estime qu’il portât à M. Barrot, il ne pouvait méconnaître