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de fois, avec le vif entrain et la confiance facile de notre âge, n’avons-nous point ainsi passé ensemble nos soirées, moi vantant les mérites de nos institutions parlementaires, lui rêvant d’en doter un jour sa patrie, sans nous douter ni l’un ni l’autre que cette heureuse liberté, le jour où elle serait acquise à l’Italie, ne serait plus guère que promise à la France !

Vous n’étiez plus là, Cavour, vous n’étiez plus là pour me serrer la main !… Il ne m’a pas été donné de vous féliciter de vos succès patriotiques, ni de vous confier mes tristesses. La mort jalouse vous a traîtreusement surpris comme un ouvrier plein de zèle enlevé trop tôt à sa tâche inachevée. Mais au milieu de ce pays que vous avez rempli de votre nom, et que j’ai trouvé courbé comme un seul homme sur votre tombe à peine fermée, j’ai pu du moins fréquenter ceux qui vous avaient le mieux connu et le plus aimé. À Turin et partout j’ai de préférence recherché cette élite d’hommes généreux qui d’un bout de l’Italie à l’autre avait répondu à votre appel, accepté votre direction et reçu vos mots d’ordre. Tous ces amis et ces compagnons de Cavour, qui d’un œil avide épiaient, il y a vingt ans, les moindres mouvemens de la France libérale, comprendront que je la veuille entretenir aujourd’hui des affaires de leur pays. Ils se sont jadis instruits à notre école ; ils nous avaient choisis comme des guides. Nos fautes leur ont servi comme des exemples à éviter, et nos désastres mêmes ont profité à leur cause. Hier encore on eût dit qu’ils nous avaient dépassé sans encombres dans la voie glorieuse, mais semée de périls, qui mène les peuples à la complète possession d’eux-mêmes. Cependant la discorde, fatale ennemie des libres institutions s’est glissée parmi eux. Peut-être touchent-ils à l’une de ces catastrophes où déjà tant de fois a sombré la fortune de l’Italie. C’est pourquoi il me semble que je cède à leur secrète impulsion et remplis presque un devoir lorsque, dans un intérêt commun aux deux nations, je viens, au milieu de la confusion des événemens accomplis, scruter la cause des difficultés de l’heure présente, sonder les incertitudes de l’avenir et tâcher de découvrir quels sont pour eux, au moment où j’écris, de l’avis de leurs plus sincères partisans, les motifs de craindre ou les raisons d’espérer.


Tout en se gardant de méconnaître l’influence des idées générales et l’action des courans de l’opinion publique, les gens éclairés qui ne se paient point de mots, qui ont appris la politique par les affaires, non par les livres, savent parfaitement à quel point dans la pratique l’homme supérieur met efficacement la main aux événemens de son temps, comment il peut à son gré en accélérer ou en ralentir le cours, les marquant presque de son empreinte, et,