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les habits féodaux pour inviter les convives à une mascarade ! La fête serait belle, agréable à leurs souvenirs et à leurs principes nobiliaires. Des lords anglais qui sortent d’une guerre acharnée contre la démocratie française doivent entrer avec zèle dans cette commémoration de leurs aïeux. Ajoutons qu’il y a des dames et même de jeunes demoiselles, qu’il faut arranger la représentation de manière à ne point choquer leur morale sévère et leurs sentimens délicats, les faire pleurer décemment, ne point mettre en scène des passions trop fortes, car elles ne les comprendraient pas, que tout au contraire il faut choisir des héroïnes qui leur ressemblent, attendrissantes toujours, mais surtout correctes, de jeunes gentlemen, comme Evandale, Morton, Ivanhoe, parfaitement élevés, tendres et graves, même un peu mélancoliques (c’est la dernière mode) et dignes de les conduire à l’autel. Y a-t-il un homme plus propre que l’auteur à composer un pareil spectacle ? Il est bon protestant, bon mari, bon père, très moral, tory si décidé qu’il emporte comme une relique un verre où le roi vient de boire. D’ailleurs il n’a ni le talent ni le loisir de pénétrer jusqu’au fond des personnages. C’est à l’extérieur qu’il s’attache ; il voit et décrit bien plus longuement le dehors et les formes que le dedans et les sentimens. D’autre part il traite son esprit comme une mine de charbon, bonne à exploiter vite et le plus lucrativement possible : un volume en un mois, parfois même en quinze jours, et ce volume lui vaut vingt-cinq mille francs. Comment pourrait-il découvrir ou oserait-il montrer la structure des âmes barbares ? Cette structure est trop difficile à découvrir et trop peu agréable à montrer. Tous les deux cents ans, chez les hommes, la proportion des images et des idées, le ressort des passions, le degré de la réflexion, l’espèce des inclinations, changent. Qui est-ce qui comprend et goûte aujourd’hui, à moins d’une longue éducation préalable, Dante, Rabelais et Rubens ? Et comment par exemple ces grands rêves catholiques et mystiques, ces audaces gigantesques ou ces impuretés de l’art charnel entreraient-ils dans la tête de ce gentleman bourgeois ? Walter Scott s’arrête sur le seuil de l’âme et dans le vestibule de l’histoire, ne choisit, dans la renaissance et le moyen âge, que le convenable et l’agréable, efface le langage naïf, la sensualité débridée, la férocité bestiale. Après tout, ses personnages, en quelque siècle qu’il les transporte, sont ses voisins, fermiers finauds, lairds vaniteux, gentlemen gantés, demoiselles à marier, tous plus ou moins bourgeois, c’est-à-dire rangés, situés par leur éducation et leur caractère à cent lieues des fous voluptueux de la renaissance ou des brutes héroïques et des bêtes féroces du moyen âge. Comme il a la plus riche provision de costumes et le plus inépuisable talent de mise en scène, il fait manœuvrer très