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des rhythmes absolument neufs, aussi heureux parfois et parfois aussi malheureux que ceux de Victor Hugo, par exemple un vers dans lequel on comptait les accens et non plus les syllabes : singulier pêle-mêle de tâtonnemens confus, d’avortemens visibles et d’inventions originales. Le plébéien, affranchi du costume aristocratique, en cherchait un autre, empruntant une pièce aux chevaliers ou aux barbares, une autre aux paysans ou aux journalistes, sans trop s’apercevoir des disparates, prétentieux et content dans son manteau bariolé et mal cousu, jusqu’à ce qu’enfin, après beaucoup d’essais et de déchirures, il finît par se connaître lui-même et choisir le vêtement qui lui seyait.

Dans cette confusion laborieuse, deux grandes idées se dégagent : la première qui produit la poésie historique, la seconde qui produit la poésie philosophique, l’une surtout visible dans Southey et Walter Scott, l’autre surtout visible dans Wordsworth et Shelley, toutes deux européennes et manifestées avec un éclat égal en France dans Hugo, Lamartine et Musset, avec un éclat plus grand en Allemagne dans Goethe, Schiller, Ruckert et Heine ; l’une et l’autre si profondes que nul de leurs représentans, sauf Goethe, n’en a deviné la portée, et que c’est à peine si aujourd’hui, après plus d’un demi-siècle, nous pouvons en définir la nature pour en présager les effets.

La première consiste à dire ou plutôt à pressentir que notre idéal n’est pas l’idéal : c’en est un mais il y en a d’autres. Le barbare, l’homme féodal, le cavalier de la renaissance, le musulman, l’Indien, chaque âge et chaque race ont conçu leur beauté, qui est une beauté. Jouissons-en, et pour cela mettons-nous à la place de ceux qui l’ont inventée ; mettons-nous-y tout à fait, ce ne sera point assez de représenter, comme les romanciers et les dramatistes précédens, des mœurs modernes et nationales sous des noms étrangers et antiques ; peignons les sentimens des autres siècles et des autres races avec leurs traits propres, si diflerens que ces traits soient des nôtres et si déplaisans qu’ils soient pour notre goût. Montrons notre personnage tel qu’il fut, grotesque ou non, avec son costume et son langage : qu’il soit féroce et superstitieux s’il le faut ; éclaboussons le barbare dans le sang, et chargeons le covenantaire de sa dossée de textes bibliques. Une à une on vit reparaître alors sur la scène littéraire les civilisations anéanties ou lointaines, le moyen âge d’abord et la renaissance, puis l’Arabie, l’Hindoustan et la Perse, puis l’âge classique et le XVIIIe siècle lui-même, et le goût historique devint si vif que, de la littérature, la contagion gagna les autres arts. Le théâtre changea ses costumes et ses décors de convention pour les costumes et les décors vrais. L’architecture bâtit des villas romaines dans nos climats du nord, et des tourelles féodales au milieu de la sécurité