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Une à une sous cet effroi, toutes ses facultés s’anéantirent. Pauvre et charmante âme, qui périt comme une fleur frêle d’un pays chaud transplantée dans la neige, la température du monde se trouva trop rude pour elle, et la règle morale, qui eût dû l’abriter, le déchira de ses aiguillons.

Un pareil homme n’écrit point pour le plaisir de faire du bruit. Il faisait des vers comme il peignait ou rabotait, pour s’occuper, pour se déprendre de lui-même. Son âme était trop pleine, il n’avait pas besoin d’aller bien loin chercher des sujets. Représentez-vous cette figure pensive, qui silencieusement au bord de l’Ouse erre et regarde. Il regarde et rêve : une fraîche paysanne avec son panier au bras, une charrue lointaine qui avance lentement derrière l’attelage en sueur, une source luisante qui polit les cailloux bleuâtres, en voilà assez pour le remplir de sensations et de pensées. Il revient, s’assoit dans son petit pavillon grand comme une chaise à porteurs, dont la fenêtre donne sur le verger du voisin, et la porte sur un jardin plein d’œillets, de roses et de chèvrefeuilles. C’est dans ce nid qu’il travaille. Le soir, auprès de son amie dont les aiguilles courent pour lui sur la laine, il lit ou écoute les bruits demi-assoupis du dehors. C’est de cette vie que naissent ses vers. Elle lui suffit et suffit à les faire naître. Il ne lui en faut pas une plus violente ; moins unie et moins effacée, elle le bouleverserait ; les impressions qui sont petites pour nous sont grandes pour lui, et dans une chambre, dans un jardin, il trouve un monde. À ses yeux, les moindres objets sont poétiques. C’est le soir, en hiver ; le messager de la poste arrive, « héraut d’un monde affairé, avec les nouvelles de toutes les nations qui ballottent sur son dos. » Il ne s’en inquiète pas ; « il siffle, pauvre gai bonhomme ; » toute son affaire est de les déposer à l’auberge. Enfin le voilà, le précieux paquet ; on l’ouvre, on veut entendre la multitude de voix bruyantes qu’il apporte de Londres et de l’univers. « Maintenant ranimez le feu, fermez bien les volets, laissez tomber les rideaux, roulez le sofa, et, pendant que l’urne bouillante et sifflante élève sa colonne de vapeur, souhaitons la bienvenue au soir pacifique qui entre. » Et le voilà qui conte son journal, politique, nouvelles, tout jusqu’aux annonces, non pas en simple réaliste, comme tant d’écrivains aujourd’hui, mais en poète, c’est-à-dire en homme qui découvre une beauté et une harmonie dans les charbons d’un feu qui pétille ou dans le va-et-vient des doigts qui courent sur une tapisserie ; car, et c’est là l’étrange distinction du poète, les objets non-seulement rejaillissent de son esprit plus puissans et plus précis qu’ils n’étaient en eux-mêmes et avant d’y entrer, mais encore une fois conçus par lui, ils s’épurent, ils s’ennoblissent, ils se colorent, comme les vapeurs grossières qui,