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de mutiler la nature humaine, se trouve à la fois païen et chrétien.

Cette originalité et cet instinct divinateur, il les a dans le style comme dans les idées. Le propre de l’âge où nous vivons et qu’il ouvre, c’est d’effacer les distinctions rigides de classes, de catéchisme et de style ; académiques, morales ou sociales, les conventions tombent, et nous réclamons l’empire dans la société pour le mérite personnel, dans la morale pour la générosité native, dans la littérature pour le sentiment vrai. Burns entre le premier dans cette voie, et plusieurs fois il y va jusqu’au bout. S’il fait des vers, ce n’est point par calcul ni obéissance à la mode. « Je n’avais jamais eu la moindre idée ou inclination de devenir poète, dit-il, jusqu’au moment où je devins amoureux pour tout de bon, et alors la rime et la chanson devinrent en quelque façon le langage spontané de mon cœur. » — « Mes passions se démenaient comme autant de démons tant qu’elles n’avaient point trouvé un débouché dans les vers. » Les vers faits, il se sentait soulagé, consolé de ses misères ; il les chantonnait, en poussant sa charrue, sur les vieux airs écossais, qu’il aimait passionnément, et qui, dit-il, sitôt, qu’on les chante, apportent aux lèvres les idées et les rimes. Voilà bien la poésie naturelle, non point poussée en serre chaude, mais née du sol entre deux sillons, côte à côte avec la musique, parmi les tristesses et les beautés du climat, comme les bruyères violettes de ses collines et de ses landes. On comprend qu’elle ait renouvelé sa langue ; pour la première fois cet homme parle comme on parle, ou plutôt comme on pense, sans parti-pris, avec un mélange de tous les styles, familier et terrible, cachant une émotion sous une bouffonnerie, tendre et gouailleur au même endroit, prêt à mettre ensemble les trivialités d’auberge et les plus grands mots de la poésie[1], tant il est indifférent aux règles et content de montrer son sentiment comme il lui vient et tel qu’il l’a. Enfin après tant d’années nous sortons de la déclamation notée, nous entendons une voix d’homme ; bien mieux, nous oublions la voix pour l’émotion qu’elle exprime, nous ressentons par contre-coup cette émotion en nous-mêmes, nous entrons en commerce avec une âme. À ce moment, la forme semble s’anéantir et disparaître ; j’ose dire que ceci est le grand trait de la poésie moderne ; sept ou huit fois Burns y a atteint.

Il a fait davantage, il a percé, comme nous disons aujourd’hui. Son premier volume publié, il devint tout d’un coup célèbre. Arrivé à Edimbourg, il fut fêté, caressé, admis sur le pied d’égalité dans

  1. Voyez Tam O’shanter, Address to the Deil, the Jolly. Beggars, A man is a man, Green grow the rushes, etc.