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de cheval de meule et une philosophie de gratte-papier, est encore la première des joies humaines, notre plus chère bénédiction ici-bas. » Quand ils avaient ramassé les gerbes, il s’asseyait près d’elle avec un plaisir qu’il ne comprenait pas, pour ôter de ses pauvres doigts les barbes d’épis qui s’y étaient fichées. Il eut bien d’autres fantaisies et moins innocentes ; il me semble que de fondation il était amoureux de toutes les femmes : dès qu’il en voyait une jolie, il se déridait ; son journal et ses chansons montrent qu’au moindre papillon, doré ou non, qui faisait mine de se poser, il se mettait en chasse. Notez qu’il ne se réduisit pas aux rêveries platoniques ; il fut leste d’actions et aussi de paroles ; la gaudriole perce volontiers dans ses poésies. Il s’appelle lui-même « un païen non régénéré, » et il a raison. Même il a fait des vers orduriers, et lord Byron cite de lui un paquet de lettres, inédites bien entendu, et telles qu’on ne peut rien imaginer de pis ; c’est le trop-plein de la sève qui suintait chez lui et salissait l’écorce. Sans doute il ne se vantait pas de ces débordemens, il s’en repentait plutôt ; mais pour l’essor et l’épanouissement de la libre vie poétique au grand soleil, il n’y voyait rien à redire. Il trouvait que l’amour, avec les songes charmans qu’il amène, la poésie, le plaisir et le reste, sont de belles choses, conformes aux instincts de l’homme, et partant aux desseins de Dieu. Bref, par opposition au puritanisme morose, il approuvait la joie et disait du bien du bonheur[1]. Non qu’il soit un simple épicurien, au contraire il est religieux à l’occasion. Quand après la mort de son père il faisait à haute voix la prière du soir, il tirait des larmes aux assistans, et son poème le Samedi soir au Cottage est la plus sentie des idylles vertueuses. Je crois même qu’il était religieux foncièrement. Il conseillait aux jeunes gens, « s’ils tenaient à la paix de leur âme, d’entretenir un commerce chaleureux et régulier, avec la Divinité. » Ce qu’il avait raillé, c’était le culte officiel ; pour la religion, qui est « le langage de l’âme, » il s’y tenait étroitement attaché. Plusieurs fois, devant Dugald Stewart, à Edimbourg, il désapprouva les plaisanteries sceptiques qu’il entendait dans les soupers. Il croyait avoir « toutes les assurances possibles » d’une vie future, et maintes fois, à côté d’une satire bouffonne, on trouve chez lui des stances pleines de repentir humble, de ferveur confiante ou de résignation chrétienne. Ce sont là, si vous voulez, les contradictions d’un poète, mais ce sont aussi les divinations d’un poète ; sous ces variations apparentes, il y a un idéal nouveau qui se lève ; les vieilles morales étroites vont faire place à la large sympathie de l’homme moderne qui aime le beau partout où le beau se rencontre, et qui, refusant

  1. Chamber’s édition, t. Ier, p. 93.