Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/341

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et de son ignorance, il s’élève avec effort, soulevant le poids de la société établie et des dogmes admis, enclin à les réformer ou disposé à les détruire, et tout à la fois généreux et révolté. Ce sont ces deux courans qui de France et d’Allemagne arrivent en ce moment sur l’Angleterre. Les digues y sont bien fortes, ils ont peine à s’y frayer leur voie, ils entrent plus tardivement qu’ailleurs, mais néanmoins ils entrent. Ils se font un lit nouveau entre les barrières anciennes et les élargissent sans les rompre, par une transformation pacifique et lente qui continue encore aujourd’hui.


I

C’est chez un paysan d’Ecosse, Robert Burns, qu’éclate pour la première fois l’esprit nouveau ; en effet, l’homme et les circonstances sont convenables ; on n’a guère vu ensemble plus de misère et de talent. Il naquit en janvier 1759 parmi les frimas d’un hiver écossais, dans une chaumière de glaise bâtie des mains de son père, pauvre fermier du comté d’Ayr : triste condition, triste pays, triste chaumière ! Le pignon s’effondra quelques jours après sa naissance, et sa mère, au milieu de l’orage, fut obligée de chercher un abri avec lui chez un voisin. Il est dur de naître en cette contrée ; le ciel est si froid qu’au mois de juillet, à Glasgow, par un beau soleil, je n’avais pas trop de mon manteau. La terre est mauvaise ; ce sont des collines nues où souvent la récolte manque. Le père de Burns, déjà âgé, n’ayant guère que ses bras pour toute ressource, ayant loué sa ferme trop cher, chargé de sept enfans, vivait d’épargne, ou plutôt de jeûne, solitairement, pour éviter les tentations de dépense. « Pendant plusieurs années, la viande de boucher fut dans la maison une chose inconnue. » Robert allait pieds nus et tête nue : à treize ans, il battait en grange ; à quinze ans, « il était le principal laboureur de la ferme. » La famille faisait tous les ouvrages ; point de domestique ni de servante. On ne mangeait guère et on travaillait trop. « Jusqu’à seize ans, dit Burns, la tristesse morne d’un ermite, le labeur incessant d’un galérien, voilà ma vie. » Ses épaules se voûtèrent, la mélancolie arriva ; presque tous les soirs, sa tête était douloureuse et lourde ; plus tard les palpitations vinrent, et la nuit, dans son lit, il suffoquait et manquait de s’évanouir. « L’angoisse d’esprit que nous ressentions, dit son frère, était très grande. » Le père vieillissait ; sa tête grise, son front soucieux, ses tempes amaigries, sa grande taille courbée, témoignaient des chagrins et du travail qui l’avaient usé. L’homme d’affaires écrivait des lettres insolentes et menaçantes « qui mettaient toute la famille en larmes. » Il y eut un répit quand le père changea de ferme ; mais un procès s’éleva