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saine clarté des sciences expérimentales. L’âge oratoire qui finit, comme il finissait à Athènes et à Rome, a groupé toutes les idées dans un beau casier commode dont les compartimens conduisent à l’instant les yeux vers l’objet qu’ils veulent définir, en sorte que désormais l’intelligence peut entrer dans des conceptions plus hautes et saisir l’ensemble qu’elle n’avait point encore embrassé. Les peuples isolés, Français, Anglais, Italiens, Allemands, arrivent à se toucher et à se connaître par l’ébranlement de la révolution et par les guerres de l’empire, comme jadis les races séparées, Grecs, Syriens, Égyptiens, Gaulois, par les conquêtes d’Alexandre et la domination de Rome, en sorte que désormais chaque civilisation, élargie par le choc des civilisations voisines, peut sortir de ses limites nationales et multiplier ses idées par le mélange des idées d’autrui. L’histoire et la critique naissent comme sous les Ptolémées, et de tous côtés, dans tout l’univers sur tous les points du temps, elles s’occupent à ressusciter et à expliquer les littératures, les religions, les mœurs, les sociétés, les philosophies, en sorte que désormais l’intelligence, affranchie par le spectacle des civilisations passées, peut se dégager des préjugés de son siècle, comme elle s’est dégagée des préjugés de son pays. Une race nouvelle, engourdie jusque-là, donne le signal : l’Allemagne, par toute l’Europe, imprime le branle à la révolution des idées, comme la France à la révolution des mœurs. Ces bonnes gens qui se chauffaient en fumant au coin d’un poêle, et ne semblaient propres qu’à faire des éditions savantes, se trouvent tout d’un coup les promoteurs et les chefs de la pensée humaine. Nulle race n’a l’esprit si compréhensif, nulle n’est si bien douée pour la haute spéculation. On s’en aperçoit à sa langue, tellement abstraite qu’au-delà du Rhin elle semble un jargon inintelligible, et cependant c’est grâce à cette langue qu’elle atteint les idées supérieures ; car le propre de cette révolution, comme de la révolution alexandrine, c’est que l’esprit humain devient plus capable d’abstraire. Ils font en grand le même pas que les mathématiciens lorsqu’ils ont passé de l’arithmétique à l’algèbre, et du calcul ordinaire au calcul de l’infini. Ils sentent qu’au-delà des vérités limitées de l’âge oratoire, il y a des explications plus profondes ; ils vont au-delà de Descartes et de Locke, comme les alexandrins au-delà de Platon et d’Aristote ; ils comprennent qu’un grand ouvrier architecte ou des atomes ronds et carrés ne sont point des causes, que des fluides, des molécules et des monades ne sont point des forces, qu’une âme spirituelle ou une sécrétion physiologique ne rend point compte de la pensée. Ils cherchent le sentiment religieux par-delà les dogmes, la beauté poétique par-delà les règles, la vérité critique par-delà les mythes. Ils veulent saisir les puissances naturelles et morales en