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des chantiers dans l’inscription maritime. Exposés à être levés pour le service de l’état, transportés d’un lieu à un autre, séparés de leurs familles, retenus plus ou moins longtemps loin de leurs foyers, les éventualités d’une pareille sujétion, quoique compensées par certains avantages, les effraient, et le nombre en est très restreint ; mais, les constructeurs ne pouvant employer que ces ouvriers, ceux-ci leur font la loi, et le prix de la main-d’œuvre dépend de leur volonté. Qu’un besoin pressant surgisse dans les arsenaux, à l’instant une levée dépeuple nos chantiers de commerce de leurs charpentiers, de leurs calfats, de leurs perceurs, et ceux qui restent demandent, pour continuer à travailler, des prix exorbitans, qu’il faut bien leur accorder, si on ne veut pas interrompre la Construction. Pendant la guerre de Crimée, il est arrivé plus d’une fois que les bras ont absolument manqué à nos constructeurs[1].

Ce régime exceptionnel du chantier français se fait sentir pendant toute l’existence du navire, car les frais d’entretien et de réparation subissent le même renchérissement que les travaux neufs. Voici un exemple qu’en donne la chambre de commerce de Marseille. Un navire français de 937 tonneaux de jauge est caréné, calfaté et doublé à Londres, et le compte de cette réparation s’élève à 6,972 fr. 50 cent., tandis qu’un autre bâtiment, jaugeant seulement 699 tonneaux, pour une réparation absolument identique faite à Marseille, dépense 12,003 fr. 70 cent., ce qui constitue une différence de 56 pour 100 à l’avantage du chantier anglais.

Quel remède propose-t-on à cet état de choses ? Tout naturellement de déclasser les ouvriers des constructions navales ; mais à cette proposition les défenseurs de l’inscription maritime opposent de vives objections. « Il est indispensable, disent-ils, que l’industrie privée forme des charpentiers, des calfats, des poulieurs, si on ne veut pas exposer l’état, dans le moment où notre politique exige de grands armemens, à manquer de cette classe d’ouvriers qu’on n’improvise pas, et qu’on ne remplace pas même à force d’argent. D’ailleurs cette brèche faite à l’inscription maritime n’entraînerait-elle point sa ruine ? car si les raisons sur lesquelles les constructeurs s’appuient pour obtenir la liberté de leurs ouvriers sont fondées, les armateurs ne seront-ils pas en droit de les invoquer aussi pour la formation de leurs équipages ? Qu’on y prenne garde, cette réforme serait plutôt nuisible qu’utile à nos constructeurs. Il est bon que les ouvriers qu’ils emploient passent quelques années dans les

  1. Un constructeur à cette époque s’est trouvé, faute d’ouvriers, dans l’impossibilité d’exécuter des marchés qu’il avait avec le ministère de la marine. Enfin on lui donna l’autorisation de faire venir des ouvriers belges, et il fallut leur payer un salaire de 8 francs par jour. (Déposition de M. Guibert, de Nantes, dans l’enquête de 1862.)