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fait revivre ? A-t-elle donné à Constantinople tout ce qu’elle ôtait à Alexandrie ? Elle a restreint l’ambition de l’Égypte ; elle n’a pas diminué sa richesse, sa puissance par conséquent. L’Égypte redevient de plus en plus le grand chemin des Indes, et le pacha d’Égypte est par cela même le plus puissant hôtelier et le plus riche entrepositaire du monde. Pendant que l’Égypte grandit ainsi par l’intervention de l’Europe, pendant qu’elle justifie les espérances que la France avait conçues et les efforts qu’elle a faits pour elle, pendant que l’erreur qui nous a égarés en 1840 devient chaque jour davantage une vérité, qu’arrive-t-il à l’empire ottoman, cette erreur de l’Angleterre en 1840 et depuis 1840 ? L’erreur grossit chaque jour et devient plus manifeste. Le malade, au lieu de guérir, empire. Nous étions dupes en 1840 ; nous sommes presque prophètes aujourd’hui. L’Angleterre a eu raison en 1840 ; elle a tort tous les jours depuis 1840. Le poids de l’Égypte nous est léger ; l’Égypte se porte elle-même. Le poids de l’empire ottoman devient chaque jour plus lourd pour l’Angleterre. Il ne l’écrasera assurément point, quel est le fardeau qui soit trop lourd pour l’Angleterre ? mais il ralentira sa marche jusqu’à ce qu’elle prenne le parti de le laisser retomber à terre. Dans les gouvernemens libres, la vérité a toujours sa place, et elle finit même par avoir la majorité. Voici comment, au mois de mai 1861, lord Grey exprimait son opinion sur la Turquie dans la chambre des lords. « Par une guerre entreprise pour maintenir l’indépendance et l’intégrité de la Turquie, nous avons ajouté considérablement à notre dette nationale et à nos impôts, et cependant la Turquie est toujours sur le bord d’un abîme, avec une armée qui n’existe que sur le papier, avec un trésor vide et des administrateurs corrompus. Je suis persuadé que la chambre ne voudrait plus sanctionner la dépense d’un seul shilling pour une nouvelle et vaine tentative de prolonger l’existence de la Turquie. Une opinion qui gagne aussi du terrain, c’est que nous avons pris l’engagement de sauvegarder la Turquie contre les désordres intérieurs. J’espère que nous n’avons rien garanti d’aussi impolitique. Notre garantie signifie, dans mon opinion, que nous devons empêcher que la Turquie ne soit mise en pièces par ses voisins. Si elle s’écroule par sa propre faiblesse, il ne faut pas que nous nous imposions la tâche de soutenir un empire aussi vermoulu. »

Ce qui reste du traité de 1840, après vingt-deux ans d’expérience, est donc pour la France un échec qui s’est changé en succès, et pour l’Angleterre un succès qui s’est changé en échec et en embarras.


SAINT-MARC GIRARDIN.