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net, n’ait pas encore remarqué une chose fort singulière. Depuis plus de vingt ans, grâce à la condescendance et, si l’on veut, à la timidité de l’Europe, l’Angleterre a fait gagner à la Turquie tous les procès qu’elle a plaidés pour elle. Elle lui a fait gagner en 1840 son procès de Syrie contre l’Égypte ; elle lui a fait gagner en 1856, après deux ans d’une guerre terrible, son grand procès contre la Russie ; elle lui a fait gagner en 1861 son procès contre la France pour l’évacuation de la Syrie. Il semble qu’après avoir ainsi gagné tous ses procès, la Turquie devrait être plus forte : il n’en est rien. Tout ce que la Turquie gagne par les mains de l’Angleterre, elle le perd par les siennes. Qui n’aurait cru, par exemple, que l’abolition du protectorat que la Russie s’était créé par le traité d’Unkiar-Skelessi serait pour la Turquie une ère de régénération ? La Russie, dans le traité du 15 juillet 1840, avait consenti à l’abolition de ce protectorat ; qu’y a gagné la Turquie ? Est-elle devenue plus puissante en devenant plus libre ? Non ! Comme le traité du 15 juillet 1840 n’était qu’une abdication volontaire de la prépondérance de la Russie sur la Turquie, on pouvait dire que cette prépondérance supprimée de droit existait encore de fait. La guerre de Crimée et le traité de 1856 ont détruit en même temps le droit et le fait. La prépondérance de la Russie n’existe donc plus à Constantinople ; qu’y a gagné la Turquie ? Rien. Ses dangers disparaissent, sa faiblesse subsiste. Elle ne meurt plus de tel ou tel mal ; elle meurt de sa débilité même, si bien qu’on peut dire, sans craindre de se tromper, que l’Angleterre aurait beau faire gagner à la Turquie les procès que celle-ci se fait sans cesse, elle ne la tirerait pas d’affaire. Que lord Palmerston fasse encore gagner à la Turquie son procès contre la Serbie et contre le Monténégro, que les populations chrétiennes soient encore une fois sacrifiées aux musulmans, comme elles l’ont été toujours, grâce à la faveur imméritée que l’Angleterre accorde à la Turquie, ces injustices éclatantes affaibliront les populations chrétiennes, c’est-à-dire le meilleur et le plus sûr avenir de l’Orient, sans rien ajouter à la vitalité désormais impossible de la Turquie.

M. Guizot résume admirablement bien la politique anglaise et la politique française en Orient, quand il arrive, dans ses Mémoires, au moment où va se conclure le traité du 15 juillet 1840. « La politique française, dit-il[1], se préoccupait vivement en Orient des intérêts divers et du grand et lointain avenir ; nous restions fidèles à notre idée générale : nous voulions à la fois conserver l’empire ottoman et prêter aide à la fondation des nouveaux états qui essayaient de se former de ses débris ; nous défendions tour à tour les

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