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organiste Gottlieb et sa fille Ænnchen, les bons génies du jeune artiste, mais génies impuissans et méconnus par cette nature inquiète et vaniteuse. Le père de Daniel meurt, et laisse à son fils quelque fortune. Que va faire ce virtuose de dix-huit ans ? Donnera-t-il enfin à l’art sérieux les heures qu’il a trop longtemps données à l’art frivole ? Étrange nature ! « le bonheur de se sentir vivre était nouveau pour lui. En homme nerveux, il s’y abandonna tout entier, et ne fit plus rien. » Un moment Daniel oublie le piano pour les livres, et en digne fils de Voltaire c’est Candide qu’il lit et relit. Enfin le voici résolu à tenter la fortune, à livrer les combats qui marquent à l’artiste sa place dans le monde. Il part, il est à Vienne. Il voit des musiciens, M. Busch, homme influent qui lui prêche la modestie et que Daniel traite intérieurement de philistin ; il voit le journaliste Brandt, redoutable par ses railleries, puis Razumof, pianiste théoricien et révolutionnaire, Razumof, charlatan de haute lignée qui va d’ovation en ovation, tandis que Daniel, qu’on nous présente comme un esprit supérieur, est au contraire précipité de chute en chute. Pourquoi donc cette victoire si complète remportée par le charlatan sur le véritable artiste ? Le monde est-il décidément composé d’ignorans et de sots ? Sans pousser trop loin l’optimisme, il est permis de ne pas croire aux succès durables obtenus par le faux talent. Que Razumof excelle à fasciner le public, à duper quelques dilettanti inexpérimentés, rien de mieux ; mais qu’il soit décidément préféré à un artiste original et sincère, c’est ce qu’on ne peut admettre. L’histoire de l’art compte bien des exemples d’injustice : elle ne permet pas de croire cependant à la durée, à la consécration d’un succès usurpé. On a cru reconnaître dans Wlady quelques traits d’un maître délicat et inspiré. Il y a eu, dit-on, un original pour ce portrait, et cet original serait le tendre et regrettable Chopin. Sans admettre ce rapprochement plus que discutable entre l’être fictif et l’être réel, on peut se servir de l’exemple même de Chopin contre les Razumof de tous les temps, et leur prouver, par les succès éclatans d’un artiste si dédaigneux des suffrages vulgaires, quels sont les droits imprescriptibles du talent.

L’idée vient à Daniel de quitter Vienne pour un temps. Où ira cet ami passionné de la musique ? En Italie peut-être ou dans quelques-unes de ces villes d’Allemagne plus propices que les grandes capitales aux études sérieuses ? Non, il choisit l’Angleterre, et cela parce que « la facilité avec laquelle les Anglais versent leurs guinées aux pieds du génie lui semble une preuve de goût. » A Londres, une nouvelle série de déceptions commence. De la vie anglaise il voit ce qu’elle a de ridicule sans saisir ce qu’elle a de grand. Ce monde noble et puissant n’est pour lui qu’un thème à railleries surannées, et bientôt le musicien s’y transforme en spéculateur. Daniel joue à la Bourse. Dépaysé, méconnu dans les salons, c’est là qu’il respire à l’aise. À ce moment du livre, on se demande si l’on a bien compris la donnée première de l’auteur, s’il s’agit bien ici d’un amant de l’art un moment égaré par d’ambitieux caprices, ou si Daniel n’est, à tout prendre, qu’un faux artiste comme Razumof et tant d’autres. — Quoi qu’il en soit, l’heure du châtiment arrive. Daniel, ruiné, découragé, retourne en Allemagne, et ici se placent enfin quelques pages qui contrastent heureusement avec les froides et sèches peintures qu’on vient de parcourir. Daniel retrouve