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de tous les mondes possibles n’appartient pas à un siècle qui comprend les limites de ses connaissances. Pour parler du meilleur des mondes, il faudrait être capable de comparer entre eux une multitude de mondes. Ce que nous nous disons, nous hommes de ce temps, c’est que le seul monde dont nous sachions quelque chose est un, qu’il forme un grand tout, un système compacte où le simple est le principe du complexe, où l’infime est la base de l’élevé, et qu’il est vain de chercher querelle à telle ou telle des parties, à moins de pouvoir s’attaquer au tout, ou à moins de pouvoir détacher ce détail qui soulève nos critiques de toutes les grandes lois qui constituent l’ensemble. »

La folle idée m’est souvent venue que, si j’étais Jupiter, : je punirais les hommes de leurs murmures en leur accordant le pouvoir magique de refaire à leur gré l’univers ; je voudrais que leurs souhaits s’accomplissent à l’instant, que tous leurs rêves d’âge d’or, de perfection, de beau idéal, devinssent une réalité. Seulement j’y mettrais une condition, qui n’est pas peu de chose, il est vrai ; mais je serais Jupiter, et les miracles ne me coûteraient rien : j’ordonnerais que, malgré toutes les incongruités et les impossibilités, de leurs désirs, le monde restât obstinément debout, et je les condamnerais à supporter, sans pouvoir mourir, la vie qu’ils se seraient faite, — pas trop longtemps pourtant, ce serait trop cruel, mais assez longtemps pour qu’ils pussent faire l’expérience de leur sagesse.

L’auteur de Gravenhurst est moins sévère : il se contente de justifier la création en nous mettant au défi de supprimer un seul des élémens que nous dénonçons comme un mal sans faire écrouler tout ce que nous aimons comme un bien, tout ce que nous tenons le plus à conserver. Par rapport à l’individu, la souffrance et le mal ne sont que trop réels, M. Smith ne songe ni à nier ni à atténuer cette vérité ; mais il cherche à prouver que la douleur est simplement l’accident, et que le mal, sous toutes ses formes, remplit lui-même un ministère bienfaisant, qu’il n’est en tout cas qu’une suite et un corollaire nécessaire d’un plan général combiné tout entier pour le bien de l’ensemble, pour la joie des créatures. Si ce monde de la nature et de l’homme n’est pas le plus heureux de tous les mondes possibles, au moins est-ce un monde où le bonheur est la grande fin et le grand résultat, le produit net des lois qui régissent tous les faits de détails.

C’est à peu près la thèse que soutenait Malebranche. Ne pourrait-on pas lui reprocher d’amoindrir le Créateur pour le disculper ? N’est-ce pas se faire une idée bien finie de l’être infini que de le traiter et de l’excuser comme un homme qui a établi dans sa famille les meilleurs règlemens, et qui n’est pas cause si, en s’occupant du général, il n’a pas pu pourvoir à tous les cas particuliers ? Je laisse