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elles après tout, sinon l’expression ou la personnification des idées que l’esprit humain dans son mouvement s’est faites tour à tour du bien et du mal ? Et la société a beau déclarer le problème résolu, il faut qu’il se rouvre pour chacun de nous, qu’il se débatte, s’épuise, ou trouve lui-même sa solution au fond de chaque âme. Depuis les premières révoltes de la jeunesse jusqu’à la résignation plus ou moins consolée de la vieillesse, jusqu’à la mort pour mieux dire, la voix inquiète en réalité ne se tait jamais : la vie nous en distrait ; mais qu’il se fasse en nous un moment de silence, et nous l’entendons qui continue à murmurer, qui en est continuellement à l’interrogation. Chez ceux même qui sont le plus assurés dans la réponse qu’ils lui font, qui dira pour combien la fatigue et l’horreur de l’incertitude sont entrées dans leur foi ?

Cette question si intimement liée à notre être, et qui est toujours dans nos sentimens avant d’être dans nos pensées, voici un nouveau livre qui entreprend de la résoudre. Qu’il y réussisse ou non, c’est un livre qui la traite au moins comme il convient au sujet. À quelques égards, l’œuvre peut rappeler Platon : elle se compose en partie de dialogues où la pensée abstraite prend le mouvement et l’émotion de la vie, et elle est aussi un intime mélange de métaphysique et d’imagination. M. William Smith, qui a débuté par un volume de drames remarquables, renferme en lui un poète que la réflexion n’a pas tué. Il a le sentiment de la nature, il s’intéresse à ses semblables, il voit le côté scénique des choses, et il doit à cela un heureux privilège. En général, les philosophes n’ont pas le don de la parole : pour poursuivre leurs idées, il est rare qu’ils ne quittent pas du pied la terre ; leur pensée est un effort où ils concentrent toutes leurs facultés ; leur langage est un travail et une contorsion. On ne sait plus bien s’ils vivent dans notre monde, dans un monde égayé par des nuages, des fleurs et d’incessantes transformations ; on ne s’aperçoit plus guère s’ils sont des hommes capables d’aimer, d’agir, de sympathiser. Avec eux, on voyage dans un vide gris, en compagnie d’un esprit impalpable, aussi loin de la grammaire usuelle que du mouvement ordinaire de la vie. Chez M. Smith au contraire, l’écrivain a toujours une grâce et une simplicité que je comparerais à l’indicible aisance du grand seigneur. Son style est net et pourtant coloré, n’évitant pas le mot technique, mais sachant lui donner je ne sais quelle animation familière, et cette clarté comme cette couleur ne sont pas le résultat d’une volonté après coup, elles font partie de la substance même des idées. M. Smith en effet n’a pas seulement le talent de peindre, il peint en même temps qu’il juge ; sa pensée se dégage facilement au milieu du jeu de ses autres facultés : c’est comme la pensée qui jaillit d’elle-même pendant une conversation en plein air, à un instant de laisser-aller