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état psychologique, tout interne, tout spirituel, tout subjectif, on place un de ces phénomènes organiques qui n’ont aucun rapport précis avec la conscience et paraissent tout à fait étrangers à la vie intérieure du moi, tel par exemple que ce travail merveilleux qui s’accomplit dans les os, pour en renouveler et quelquefois pour en recréer la substance, voilà deux faits qui n’ont presque rien de commun. C’est au psychologue d’analyser le premier ; c’est à l’anatomie et à la physiologie de s’occuper du second. Toutefois entre ces deux anneaux de la chaîne des faits humains il y a des anneaux intermédiaires. Outre la vie végétative, il y a dans l’homme la vie de relation. À chaque instant, le monde extérieur frappe pour ainsi dire à la porte de mon esprit et m’adresse mille sollicitations. Ce sont des couleurs qui attirent et charment mon regard, des mouvemens, des bruits, des sons, qui m’alarment, m’étonnent, m’avertissent, m’intéressent à des titres divers. L’âme à son tour n’est pas une minute sans réagir contre les impressions du monde extérieur. Tantôt elle les dédaigne et fait effort pour s’en détacher, tantôt, et le plus souvent, elle en subit l’empire, en suit les impressions, en écoute les avertissemens. Dans les deux cas, l’âme n’est plus retirée en elle-même, comme ces monades de Leibnitz qui, disait-il, n’avaient pas de fenêtres sur le dehors, monades non habent fenestras[1]. Lorsque par une froide journée de décembre je m’approche du feu et que je sens une chaleur bienfaisante s’insinuer par degrés dans mon corps, je ne suis plus une pensée pure, un moi abstrait ; je sens mes organes, je suis présent à mon corps, je me répands en quelque sorte dans toute l’étendue de ma sensation. Et de même, lorsqu’un repos trop prolongé a engourdi mes jambes et que je veux leur rendre leur élasticité en me promenant, la tension que je donne à mes muscles n’est pas un fait complètement extérieur à la conscience et au moi. Je sens mes muscles, et mon énergie s’y localise. Ce fait de la localisation de certaines sensations et de certains actes du moi vivant dans les sièges organiques est d’une portée considérable. Il nous donne la clé d’un problème vraiment insoluble pour les spiritualistes cartésiens, le problème de la perception des objets extérieurs. Ne pouvant expliquer cette perception, les cartésiens en étaient venus au parti désespéré de nier les corps[2]. C’était une extravagance, mais très logiquement déduite des prémisses posées par Descartes. À la place de cette âme réduite à la pensée pure, sans rapport concevable avec le corps, mettez l’âme humaine telle que Dieu l’a faite, telle que nous

  1. Leibnitz, Theses in gratiam principis Eugenii.
  2. Voyez, dans les écrits du cartésien Berkeley, évêque de Cloyne, l’étrange et ingénieux dialogue intitulé Entretiens d’Hylas et de Philonoüs. Hylas, c’est la matière ; Philonoüs, c’est l’esprit, et il va sans dire que le dialogue se termine par la défaite d’Hylas et le triomphe complet de Philonoüs.