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étroit et exclusif, M. Boulllier a cent fois raison ; mais, s’il triomphe d’une vue erronée de Maine de Biran, il n’en est pas quitté à si bon marché avec la doctrine tout autrement large et exacte de Jouffroy. Jamais Jouffroy n’a pensé à exclure de la psychologie tout ce qui ne tombe pas sous la conscience directe et claire. La conscience, le sentiment du moi, voilà son critérium ; mais ce critérium est beaucoup plus large, plus élastique qu’on ne paraît le croire. Tout ce qui arrive à la conscience, même obscure, tout ce qui peut y arriver un jour, tout ce qui est tombé autrefois sous son regard et n’y tombe plus aussi directement, tout cela fait partie intégrante du domaine psychologique., Les phénomènes si curieux de l’instinct, ceux de l’habitude, ces pensées sourdes, ces perceptions aveugles dont parle Leibnitz[1], et qu’il compare à ces mille petits bruits que produit au bord de la mer le choc de chaque vague, et qui composent par leur ensemble un sonore et majestueux mugissement, tous ces infiniment petits de la psychologie qui, suivant la remarque ingénieuse de M. Bouillier, ne pouvaient échapper au coup d’œil pénétrant de l’inventeur du calcul infinitésimal, tout cela trouve sa place dans la doctrine de Jouffroy, qui n’est autre chose après tout que le spiritualisme de Platon, de Descartes, de Leibnitz, de Maine de Biran, dégagé de tout système, purifié de toute erreur et ramené par une analyse profonde à son dernier degré de vérité et de précision. Aucun des faits, je parle de faits certains et reconnus, aucun des faits dont se prévalent les nouveaux animistes n’échappe absolument à la conscience. Ils tombent tous sous la conscience, ou directement ou indirectement, un peu plus, un peu moins, tantôt dans le passé, tantôt dans l’avenir. S’ils n’y tombaient d’aucune façon, ils seraient absolument insaisissables, et nous n’aurions pas à nous en occuper.

Et maintenant de ce que l’âme n’a pas toujours conscience claire, actuelle et immédiate de ce qu’elle fait, faut-il conclure que c’est elle qui exécute le mouvement de systole et de diastole, elle qui dirige l’action du suc pancréatique sur les alimens ? Entre cette conclusion et les prémisses d’où on la tire, l’intervalle est énorme. Mais avant de discuter de front l’assertion des nouveaux animistes, continuons de recueillir leurs objections contre un certain spiritualisme.


Il y a longtemps qu’on reproche aux psychologues de séparer tellement l’âme du corps que leur union devient, un mystère et une impossibilité. Cette vieille accusation, il faut l’avouer, n’a pas toujours été sans quelque fondement. Quand Descartes vint soutenir que l’âme, ayant pour essence la pensée, ne peut faire autre chose

  1. Perceptiones surdœ, cœcœ cogitationes. Voyez l’avant-propos des Nouveaux Essais de Leibnitz.