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insensiblement à l’inconscience absolue. Quelle est la conclusion de cette double série de faits ? C’est que la volonté, le moi, ne sont pas l’âme tout entière. Le moi est un état particulier et intermittent de l’âme ; il y a derrière le moi un principe plus profond, une source de vie d’où sort l’activité inconsciente pour devenir réfléchie, et où rentre l’activité réfléchie pour devenir inconsciente.

Telle est la première argumentation de M. Bouillier[1]. Quelle en est au fond la valeur ? Je commencerai par rendre justice aux nouveaux animistes. Ils ont le mérite incontestable d’avoir attiré l’attention sur un ordre de faits très intéressans : je parle de tous ces faits qu’on pourrait appeler phénomènes de pénombre, parce qu’en effet ils ne se passent pas au grand jour de la conscience. Voici par exemple une excellente page d’analyse psychologique de M. Tissot : « Ce qui prouve, dit-il,… le travail secret, involontaire et inconscient de l’âme, c’est l’effort, d’abord inutile, que nous faisons souvent pour évoquer un souvenir, et l’apparition subite de ce souvenir dans un moment où nous n’y pensons plus, quelquefois assez longtemps après, et lorsque l’âme, consciente de son activité, volontaire, est occupée à toute autre chose, ou que le sommeil a passé sur la tentative infructueuse du rappel. Si rien ne s’était passé dans l’âme à propos de ce souvenir depuis l’abandon d’une tentative de rappel avortée, à coup sûr l’état de l’âme serait toujours à cet égard tel qu’il était à la fin de cet effort inutile de la mémoire. Il faut donc qu’un travail intime, exécuté au-dessous et en dehors de la conscience, au-dessous et en dehors du moi, sans le moi, quoique certainement dans l’âme et par l’âme, il faut, disons-nous, qu’un tel travail ait eu lieu dans l’intervalle, et qu’il ait en quelque sorte exhumé, des profondeurs les plus secrètes et les moins éclairées de l’âme, pour l’amener à sa surface éclairée par la conscience, le souvenir qu’il avait en vain demandé à la mémoire, » Tout cela est très bien dit et parfaitement observé ; mais la question est de savoir ce que prouve l’existence, incontestable d’ailleurs, de ces faits. Renversent-ils le spiritualisme de Jouffroy ? Pas le moins du monde. J’accorde que les phénomènes de pénombre sont bons à citer contre certaines théories excessives de Maine de Biran, observateur d’ailleurs si éminent, qui n’ignorait certainement pas les faits qu’on signale, qui les a même analysés d’une manière supérieure, mais qui, trop préoccupé du rôle éminent de la volonté dans l’âme humaine, tendait à éliminer de l’enceinte psychologique tout ce qui n’émane pas de la volonté[2]. Contre ce système visiblement

  1. Voyez le très bon chapitre intitulé : Des Perceptions insensibles, p. 341 et suiv.
  2. Voyez, dans les écrits publiés par M. Naville, l’Essai sur les fondemens de la psychologie, t. II, p. 41 et suiv.