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veut, qui ne veut pas, une pensée, une âme ? Étrange nature que la mienne ? Tout à l’heure, en regardant mon corps, je me croyais un être assez simple ; maintenant je vois en moi deux êtres au lieu d’un, que dis-je, deux êtres ? peut-être trois : mon corps premièrement, puis la vie qui l’anime, puis, au-dessus de la vie, la pensée. Suis-je véritablement un être double ou même triple, ou bien cette complication n’est-elle qu’apparente, la pensée n’étant qu’un degré supérieur de la vie, et la vie qu’une propriété de la matière organisée ?

Quand on s’est une fois posé de tels problèmes, il est difficile de s’en distraire tout à fait ; car enfin, si je ne suis qu’un corps analogue à ceux qui m’entourent, j’aurai le sort de la fourmi que j’écrase, de l’herbe que je foule aux pieds. Fils de la terre, en lui rendant mes os, je lui rendrai tout ce que je suis. Si au contraire il y a en moi un principe indépendant du corps, les sages ont eu raison de dire que l’homme n’est pas une plante de la terre, mais une plante du ciel[1], et alors la vie présente, qui tout à l’heure était tout pour moi, n’est plus qu’un jour, une heure, une minute, en face de l’éternité qui m’attend.

Ce n’est pas hier que le cœur de l’homme s’est pour la première fois troublé devant ces alternatives. Cessera-t-il d’y penser demain ? On le dit ; on assure qu’une philosophie nouvelle est venue qui se flatte de supprimer les problèmes métaphysiques et prophétise le jour prochain où l’esprit humain, élevé à sa perfection par les sciences positives, cessera de s’inquiéter de son origine et de sa destinée : jour heureux, jour de gloire et d’allégresse qui ouvrira aux hommes une ère d’harmonie et de paix ! Je laisse de bon cœur aux honnêtes gens qui se bercent de ce rêve la satisfaction qu’ils paraissent y trouver ; mais soit que je regarde en moi-même, soit que j’ouvre les yeux sur ce qui se passe autour de moi, à voir renaître les sectes, les écoles, avoir les esprits se partager en deux camps de plus en plus irréconciliables, ceux qui affirment l’âme, Dieu, l’immortalité, et ceux qui les nient, il semble que les jours d’accord et de sérénité promis par la philosophie positive ne sont pas près d’arriver. Parlons donc encore de l’âme et de la vie, puisque ces vieux mots, ces antiques problèmes, ont encore le privilège de susciter des recherches, de diviser des esprits d’élite et d’intéresser nos contemporains.


I

Une des causes qui ont donné au père de la philosophie moderne, à Descartes, une si prodigieuse influence, c’est l’idée singulièrement

  1. Platon, Timée.