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le judiciaire une fois reconnu, ce principe fut consacré dès lors dans toute sa rigueur, à l’encontre surtout du judiciaire. Si profonde à cet égard était la défiance de l’illustre assemblée, qu’il lui plut d’attirer à elle et de juger elle-même dans ses comités, plutôt que de les laisser aux juges ordinaires, certaines matières spéciales relatives à la liquidation des dettes de l’état, à la trésorerie, à l’apurement des comptes. Elle eût mieux fait sans doute de créer pour cela quelque justice particulière ; mais on peut croire qu’il y avait urgence, et son inspiration fut saine de se préférer elle-même pour cet office aux tribunaux ordinaires : c’était un juste sentiment du lien étroit qui unit le contentieux des services publics à l’exécution même de ces services et à toute la marche du gouvernement. C’était comprendre comme il faut qu’on ne peut charger de ce contentieux des autorités étrangères à l’action et à l’esprit de gouvernement.

On pourrait croire que les juges d’autrefois valaient encore moins que les gouvernemens d’autrefois (une opinion spécieuse, si l’on se rappelle comment en usèrent les parlemens contre la vaccine, contre Turgot, contre l’Académie Française, contre les protestans, contre les imprimeurs), et que le pouvoir judiciaire portait la peine de ces souvenirs dans l’estime de l’assemblée constituante ; ceci n’expliquerait pas mal l’insigne méfiance dont elle a fait preuve contre ce pouvoir. Toutefois certaine autre explication n’est pas à dédaigner. Il paraît assez constant que les tribunaux de l’ancien régime prenaient parti volontiers pour le contribuable, et contrariaient souvent les mesures administratives, les perceptions surtout, A première vue, cela est d’une créance difficile. On ne se représente pas ces juges pitoyables en fait d’impôt, quand ils l’étaient si peu en d’autres rencontres, maintenant la torture en plein XIIIe siècle, allant même (en des temps plus reculés) jusqu’à refuser un confesseur au condamné, « avec cet instinct de férocité, dit Lémontey, qui caractérise la magistrature française. » Cependant il ne faut pas rejeter a priori ce qui fait anomalie et même contradiction, si l’on a quelque souci de la vérité historique ; il y a de bonnes raisons pour que l’histoire nous ressemble. Ici d’ailleurs le fait, peu probable en soi, est passablement prouvé par de bons témoignages, ou plutôt par des énonciations incidentes, par des allusions non contredites qui valent encore mieux peut-être que des témoignages directs. C’est la marque en effet qu’il s’agit de choses connues et avouées de tous, qui n’ont que faire de preuves, que l’on rappelle d’un mot. Le dernier mot à cet égard se trouve dans la bouche de M. Rœderer : « Les juges, disait-il, s’étaient fait un esprit contraire à la trésorerie… » Il se signait peut-être en rappelant ce scandale devant le conseil d’état de l’empire ; mais l’assemblée constituante elle-même ne pouvait être bien éloignée de ce sentiment. Songez qu’elle créait le gouvernement de