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dans les sables, si la puissante pensée du tragique d’Athènes ne l’avait, pour ainsi dire canalisé : en le resserrant dans de fortes digues entre lesquelles il coule plus fort, plus profond que jamais.

Ainsi il laisse de côté l’histoire semi-burlesque du piège tendu à Jupiter dans la contestation de Sicyone, et il évite la faute dans laquelle tombait Hésiode, quand il supposait qu’antérieurement à cette scène les hommes étaient déjà en possession du feu. Cette conception ôtait à Prométhée son caractère de génie inventeur et ne laissait subsister que celui du personnage sceptique et rusé. Il fait de Prométhée un fils de la Terre divinatrice, Thémis[1], exprimant par là que l’intelligence humaine a grandi en observant, en écoutant la nature. Rien n’indique que ce soit lui qui ait créé ou formé les hommes ; mais il a pour eux une sympathie profonde, fondée sur ce qu’après tout eux aussi sont fils de la Terre, et qu’ils sont pourtant, ignorans. et misérables. Ce sont de pauvres frères qu’il aime. Parmi ces épouses mythiques, le poète choisit la fille d’Océan, Hésione ; nous verrons bientôt pourquoi. Le roman, de Pandore et d’Épiméthée est également éliminé. Il ne reste que Prométhée l’inventeur, le génie rêvant au progrès et au bien de l’humanité, et cette idée, dont il est la personnification, ainsi dégagée d’un confus entourage, devient le centre de la fable tragique. En revanche Eschyle fait intervenir des personnages qu’ignorait la légende, et qui, personnifiant à leur tour d’autres tendances de la nature humaine, achèvent de mettre en évidence le rôle du héros principal. Cette incarnation d’idées abstraites, dans des personnages pleins de réalité n’est pas l’allégorisme intentionnel d’un poète philosophe comme Euripide. C’est en suivant, simplement les inspirations de son robuste génie, ne distinguant jamais l’idée de la forme qu’elle revêt, que le vieux poète s’est trouvé philosophe, sans le vouloir, sans s’en douter.

Le personnage de Prométhée doit avoir tenu une grande place dans les préoccupations du poète athénien, car outre une pièce, probablement du genre satirique, Prométhée l’Allumeur, où l’on riait aux dépens, des satyres maladroits, qui se brûlaient les doigts au feu récemment découvert, il a composé trois grandes tragédies sur les trois momens principaux de la vie du titan, Prométhée Porte-Feu, Proméihée enchaîné et Prométhée délivré. Dans Prométhée

  1. Observons à ce sujet qu’un vers d’Eschyle vient donner raison aux savans modernes qui voient dans Géa, Rhéa, Cybèle, Thémis, etc., autant de personnifications, de la terre. « Forme unique portant divers noms, » dit-il v. 210, en parlant de Géa, et de Thémis. Cette citation et plusieurs autres du même genre tendraient à prouver que les païens, à l’époque où ils croyaient encore sérieusement à leur religion, en comprenaient la véritable nature mieux que nous ne le pensons.