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peu de chose, la protection divine. Du reste, ce singulier conte reposait sur une réalité. Le fait est que, dans les anciens sacrifices, les sacrifians se réservaient ordinairement la meilleure part des animaux immolés ; mais ce que la naïveté du premier âge avait institué comme une chose toute naturelle et allant de soi-même ne parut explicable plus tard que par l’effet d’une ruse intéressée. C’est ainsi que, dans d’autres fables, les immolations de victimes humaines, qui paraissent avoir été en vigueur dans les temps très reculés de la Grèce, deviennent d’abominables festins auxquels les dieux ne prennent part jamais que par surprise.

Voilà donc les hommes privés du feu et ramenés à leur détresse primitive ; mais Jupiter avait compté sans Prométhée. Le hardi fils de Japet dérobe dans l’Olympe même le feu céleste, et le rapporte sur la terre dans une tige de férule. La férule est un arbre, de la famille des ombellifères, dont la moelle desséchée, très inflammable, conserve aisément le feu, et sert encore aujourd’hui d’amadou aux populations de l’Archipel. Jupiter est plus furieux que jamais. Le génie inventif de l’homme, dont Prométhée est la personnification frappante, a déjoué ses projets. Remarquons ici ce trait tout à fait caractéristique des dieux olympiens. Leur puissance est à la fois très grande et très bornée Ils peuvent se venger, punir cruellement ceux qui osent rivaliser avec eux ou contrarier leurs vues ; mais ils ne peuvent revenir sur les faits accomplis. Jupiter ne saurait reprendre aux hommes le don que leur a fait Prométhée. Ceci est très significatif, et doit servir à nous orienter dans l’interprétation du mythe. Jupiter, personnification du ciel, est devenu le dieu suprême en tant qu’ordonnateur et régulateur du monde physique. Il représente donc l’ordre naturel dans sa loi la plus haute. Ce n’est pas impunément que l’homme s’élève par la force de son intelligence au-dessus de la nature physique. Ses progrès et ses conquêtes lui vaudront peut-être plus de douleurs morales qu’ils ne lui épargneront de misère matérielle ; mais l’ordre de la nature est impuissant à les lui ôter.

Jupiter ne peut que se venger ; mais il se vengera. D’abord il punit cruellement l’audacieux Prométhée en le faisant liera une colonne et en envoyant son aigle se repaître continuellement de son foie. Le foie était chez les anciens regardé comme le siège des instincts moraux, des passions, de la mélancolie. Ici le mythe, qui n’était encore qu’ingénieux et naïf, devient d’une sombre profondeur. Sans doute le génie humain, dans sa séparation d’avec Dieu toujours travaillé par la soif de l’infini, toujours en proie à d’impuissans désirs, s’agitera longtemps autour du bloc de pierre où une main inexorable semble l’avoir rivé, maudissant la destinée, torturé par ce messager divin, l’idéal, qui aurait dû être son espérance