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« Nous avons de l’or et des pierreries, nous pouvons boire toujours. Soyez sans peur : je suis assis ferme sur une outre qui ne tarira jamais. »


À peine a-t-il fini de chanter, que des cris de joie éclatent, et les convives frappent tous à la fois leurs mains l’une contre l’autre d’une façon bruyante et rhythmique. Les azarpèches et les cornes de buffle, historiées de chaînettes d’or et d’argent, circulent à la ronde ; la conversation s’anime, fouettée par le vin, semée de propos joyeux et de grosses plaisanteries, et ne s’interrompt que lorsqu’un musicien tatar entonne d’une voix aiguë et nasillarde une chanson indigène.

La scène que nous venons de décrire se reproduisit exactement dans les doukans de Tiflis à la suite des funérailles du prince Dimitri ; mais pendant que les rires et les éclats de voix des buveurs se croisaient ainsi aux sons redoublés de la musique, le cimetière était le théâtre d’une sorte de drame étrange. Rêvant à demi, son menton dans la main, le fossoyeur avait vu s’éteindre l’une après l’autre les clartés changeantes du couchant ; il écoutait le Koura gronder à travers les roches voisines, lorsque tout à coup il tressaillit, comme réveillé en sursaut d’un songe pénible : la bière du prince s’était agitée dans la fosse. Grigory, qui avait accompagné son maître dans les montagnes escarpées du Caucase, avait souvent entendu sans tressaillir, siffler à ses oreilles les balles lesghiennes, mais seul, le soir, dans ce lieu silencieux et désert, en face de ce cercueil qui remuait, il fut saisi d’une superstitieuse terreur, et se sauva à toutes jambes à travers les tertres inégaux. Haletant, blême, les genoux tremblans, il arriva à l’extrémité du cimetière.

Le pauvre homme ne s’était pas trompé : un soubresaut avait secoué le cercueil. Le prince Domenti, enseveli vivant, avait été tiré de sa léthargie profonde soit par les cahots du char funèbre, soit par l’humidité de la terre. Une légère sensation de chaleur se manifesta d’abord au cœur, qui se remit à battre, et à la gorge. Après de douloureux efforts, la respiration souleva la poitrine, et quelques larmes coulèrent. Peu à peu les idées s’éveillèrent dans le cerveau, où flottaient des images confuses ; bientôt l’infortuné respira à pleins poumons, et les yeux grands ouverts dans les ténèbres visibles de la tombe, mais ignorant encore toute l’horreur de son prochain martyre : — Où suis-je ? se demanda t-il. Quelle nuit ! quel silence ! — Puis la réalité, aidée du souvenir, se dressa devant lui, implacable et plus terrible que le trépas même, et il devina qu’il était cloué dans un cercueil, à la fois mort et vivant. Il tenta de remuer dans l’étroit cachot où il était serré de toutes parts, et sa main désespérée se crispa sur le rameau de buis bénit. Comprenant alors