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Déjà cependant le soleil empourprait les cimes neigeuses de la chaîne du Caucase. Qui n’a pas vu ces fêtes matinales de l’Asie ignore la puissance de la lumière. Ce n’est ni le soleil d’Italie, qui se lève dans un ciel d’azur, ni celui de la Grèce, qui illumine un firmament presque doré. La voûte céleste en Géorgie semble de nacre et d’opale ; au loin, grâce à la transparence de l’air, on aperçoit de cinq ou six lieues les vertes dentelures des sapins sur le haut des montagnes ; le soleil n’éclaire pas seulement le paysage, il le colore et l’enveloppe d’une vapeur impalpable qui adoucit les violences de la lumière. Les arbres reluisent de verdure, et dans le ciel plein de silence de grands aigles joyeux planent en rond, et d’un coup d’aile volent d’une montagne à l’autre.

Le frère de Daria alla réveiller les gens de la maison, qui dormaient tout habillés sur les balcons intérieurs. Après quelques cérémonies pieuses, selon le rite grec, Manoel et le prêtre déposèrent le corps de Dimitri dans la bière découverte, qu’ils entourèrent d’une vingtaine de cierges. Le prince avait l’air d’un guerrier que le sommeil a surpris le lendemain d’une bataille. Toute la journée on récita des prières devant les restes de Dimitri, jusqu’à l’arrivée du char funéraire. Une foule immense encombrait les appartemens et les abords de la maison mortuaire : c’étaient des nobles, des officiers, des marchands, des soldats, des serfs, des gens de toutes nations, car Dimitri jouissait d’une haute réputation de bravoure et de générosité. On plaça le cercueil sur le char, que traînaient six chevaux noirs recouverts de noires draperies. Le convoi se mit en marche. Quatre hommes portaient en avant le couvercle de la bière ; derrière le char plusieurs prêtres en étoles, qui brillaient aux rayons du soleil, chantaient l’hymne des trépassés. À travers les rues inégales et mal pavées, le cercueil suspendu tremblait à chaque pas des chevaux ; on eût dit que le mort était bercé pour son dernier sommeil. Après la cérémonie, qui eut lieu dans l’église de Sion, la métropole de Tiflis, le cortège se dirigea vers le cimetière de Péra. De temps en temps une musique douce, lente et plaintive, exécutée par des soldats russes, alternait avec le chant des prêtres. Devant les musiciens, en souvenir des saintes femmes de Jérusalem, des pleureuses à gages suivaient le char et jetaient dans les airs des cris aigus. Quant à la princesse et aux femmes de sa maison, on ne les voyait pas : les femmes géorgiennes n’assistent pas aux enterremens, parce que le Christ a été mis au tombeau par les apôtres et ses disciples ; le lendemain seulement, comme Marthe et Marie, elles vont prier et pleurer sur la tombe qui leur est chère.

Au cimetière, d’interminables cérémonies avaient commencé. Les prêtres géorgiens, qui sont fort avides, savaient que la famille du