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la pauvre Marietta. Cet infâme complot avorte grâce à un petit bossu curieux et discret, qui intercepte au passage les bouteilles de vieux vin droguées par le terrible chanoine. La scène finale, préparée par cet incident, est prise au plus vif des anciennes mœurs florentines. La double noce vient d’avoir lieu, en présence des deux chanoines, chez le père de Laura. Le bossu en question, — frère de Catarina Boccanera, que Nanni vient d’épouser, — s’est ménagé un dernier triomphe en faisant apparaître après le dessert les bouteilles empoisonnées. Fort de ce témoignage muet, il accuse formellement Guidi et s’attend à le voir écrasé par cette dénonciation inattendue ; mais le prêtre audacieux fait face à l’orage : au lieu de s’humilier, il se redresse ; au lieu de se justifier, il menace. Il menace, et chacun baisse les yeux, même son accusateur : C’est à peine si le candide Nanni ose élever la voix en faveur de son beau-frère, à qui résolument le chanoine a renvoyé ses infamantes accusations C’est à peine si Marietta, stupéfaite un moment, ose laisser voir qu’elle a quelques motifs pour croire au témoignage porté par Alessandro Boccanera. Enhardi par la crainte qu’il inspire, le chanoine demande alors une enquête solennelle. Il veut, il exige qu’on vérifie la présence du poison dans les bouteilles produites. Plus il insiste, plus chacun s’effraie pour le pauvre bossu des suites que peut avoir une investigation judiciaire menée sous l’œil du clergé tout-puissant. En fin de compte, le prudent joaillier du Ponte-Vecchio croit prudent d’intervenir et de parer le coup. Il rejette le tout sur un malentendu un malentendu qu’il déplore et dont il demande pardon au nom de ses hôtes, un malentendu qu’il regrette d’avoir vu se produire sous son toit ; puis il propose comme moyen de transaction, comme garantie contre tout désagrément à venir, de vider tout bonnement dans l’égout voisin ces malheureux flacons, probablement fort innocens, et dont on a voulu se servir pour une mauvaise plaisanterie, dépourvue de tout bon sens… Se relâchant alors de ses exigences premières, mais toujours digne et hautain Guidi consent, par égard pour son hôte, à cette pacifique mesure. C’est une grande concession qu’il déclare faire, et cela dans le seul intérêt des personnes que compromettrait une pareille affaire, si elle venait à s’ébruiter… Après quoi, et quand il a vu tomber dans l’égout le liquide accusateur, notre chanoine prend majestueusement congé de l’assistance et se retire, le front plus haut que jamais.


« — Mais du moins, s’écria le pauvre Gobbo,[1], vous ne me croyez ni un faux témoin, ni un donneur de poison ? — Il avait, disant ceci, des larmes dans la voix aussi bien que dans les yeux.

  1. Il Gobbo (le bossu), désignation familière d’Alexandre Boccanera. Dans les habitudes toscanes, pareil surnom n’a rien de désobligeant.