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tous les grands états industriels nous auront du moins appris un fait dont on n’était point assez frappé jusqu’ici, l’importance économique de la race noire. Cet être mystérieux resté dans le centre de l’Afrique à peu près tel qu’il est sorti des mains de la nature, courbé ailleurs par le poids de l’esclavage vers la terre, dont il a gardé la couleur, sujet de division entre les Américains du nord et du sud, qui se battent pour ou contre lui sans l’aimer et sans être encore bien sûrs que ce soit un homme, — le nègre n’en tient pas moins une place à part, que nul autre ne peut remplir, dans l’armée des travailleurs. Son activité s’exerce dans des conditions où les forces de l’homme blanc l’abandonnent et sous des climats qui repoussent la race caucasique. Il se rattache dans les deux hémisphères à la culture du sucre, du café et du coton ; plus d’une moitié de l’Europe vit en grande partie de son industrie, et la richesse du monde manufacturier se trouve partout intéressée au développement d’une race dont on connaît à peine la ténébreuse histoire. Deux phases curieuses de cette histoire nous apparaissent au sein de l’exposition universelle. Dans le département qui représente l’Australie, nous découvrons les dernières traces des tribus faibles et abaissées qui s’éteignent devant la civilisation, — des lances, des boucliers de bois, d’impuissantes massues, des gourdes, des boomerangs, sorte de sabres recourbés destinés à voler dans l’air et à frapper le dos de l’ennemi : on dirait de faibles armes ou des jouets qu’une troupe d’enfans a laissés sur le sable. La race australienne elle-même apparaît dans une suite de photographies avec l’âge des individus et dans des chants notés et recueillis par les Anglais, — tristes chants qui sont comme le dernier adieu des indigènes à une terre qu’ils n’ont point su posséder[1]. Au contraire Libéria, cette île de refuge où se rendent les nègres échappés aux flétrissures de l’esclavage et formés en même temps à la rude discipline du travail, se montre peut-être dans ses produits comme le berceau de la régénération des noirs. Ces produits sont encore grossiers, je l’avoue, — des bois, des ananas, du café, des plantes fibreuses, des chapeaux tressés avec des feuilles de palmier, des hamacs, des défenses d’éléphans, des couvertures chargées de dessins et de couleurs éclatantes, des gourdes converties en instrumens de musique ; — mais n’y a-t-il point là des germes qui,

  1. Je dois à l’exhibition des produits de Queensland des détails très curieux sur cette race étrange, avec laquelle il a eu des rapports durant vingt années. Qui s’attendrait à trouver chez ces sauvages l’institution de la franc-maçonnerie ? Il est néanmoins certain qu’elle existe. Les initiés se reconnaissent, comme chez nous, à certains signes et au toucher de la main. Une sorte de cantique écrit en anglais par une jeune naturelle de l’Australie du sud, nommée Bessy Flower, prouve encore que cette race n’est point aussi incapable d’éducation qu’on le croit généralement.