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avec ses ornemens de deuil, tous les chevaliers du roi vêtus de noir, et, comme les moines, tenant chacun un cierge. Après eux s’avançait le cercueil, sous un baldaquin. Les seigneurs du conseil le portèrent du palais jusqu’au pont de la Moldau, et les chevaliers depuis le pont de la Moldau jusqu’à la forteresse. Le cercueil était ouvert ; chacun pouvait voir une dernière fois ce beau visage dont la grâce était rehaussée par la majesté du trépas. À droite, à gauche, à la suite du cercueil marchaient les seigneurs de Bohême et d’Autriche. Derrière eux enfin se pressait le peuple, une foule immense, confuse, hommes, femmes, enfans, vieillards, toute la population de Prague, et c’est là surtout qu’on entendait éclater les sanglots. Il n’y avait pas eu plus de lamentations dans la ville le jour où le grand Bohême, l’empereur d’Allemagne Charles IV, était descendu aux caveaux de Saint-Vite. À l’entrée de la forteresse, le chapitre de la cathédrale, assisté du clergé, reçut le corps des mains des chevaliers et le porta, au milieu des chants de deuil, dans l’antique sépulture des rois de Bohême. Alors l’archevêque hussite, Rokycana, s’avançant au bord de la fosse, voulut prononcer une sorte d’oraison funèbre ; mais le chapitre, composé de catholiques, lui contesta le droit de parler. C’était la grande querelle qui reparaissait toujours. Était-ce donc sur la tombe de ce jeune homme qu’il convenait de poursuivre la lutte ? L’archevêque garda le silence ; il savait bien que la meilleure harangue en ce moment, c’était l’attitude modérée des hussites et la douleur de tout un peuple. La cérémonie terminée, quand George de Podiedrad, selon la vieille coutume, brisa devant le cercueil le sceau, les insignes et la bannière de Ladislas, il sembla que la mort venait de le frapper une seconde fois. Tous les yeux se mouillèrent de larmes, et les sanglots redoublèrent.

Le roi est mort, vive le roi ! disait-on dans l’ancienne France. Les difficultés ne pouvaient se dénouer si vite dans cette Bohême, accoutumée de tout temps aux tumultueux interrègnes. dès qu’on apprit la mort de Ladislas, des prétendans au trône se levèrent de tous côtés. C’étaient d’abord les princes de la maison d’Autriche, l’empereur Frédéric III, son frère le duc Albert, Sigismond, duc de Tyrol ; puis les deux beaux-frères de Ladislas, Guillaume, duc de Saxe, et Casimir, roi de Pologne ; puis des princes de l’empire, Frédéric, électeur de Brandebourg, son frère le margrave Achille, et Albert, duc de Bavière ; enfin deux compétiteurs tout à fait inattendus, le second fils du grand Hunyade, Mathias Corvin, et le roi de France Charles VII. Ceux-ci invoquaient des droits de parenté, ceux-là des conventions secrètes, des arrangemens de territoire, comme il s’en faisait si souvent dans les obscurs conflits de la féodalité germanique ; les autres, sans droits, sans titres, intervenaient en vue de l’intérêt commun, se mettant au service de l’Europe