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en dépit de la pluie, et l’air vaste et vide retentissait des acclamations du peuple et du bruit de tous les instrumens, canons, mousquets, cloches, tambours et trompettes. Pas une boutique n’était ouverte ; du matin au soir personne ne fit rien qu’apporter du bois pour alimenter les feux de joie ou vider les tonneaux et les pots, comme si le monde venait d’être sauvé d’un second déluge, et vraiment nous étions sauvés d’un déluge de chagrin. Les cabaretiers brûlaient jusqu’à leurs enseignes et faisaient couler auprès des feux leurs tonneaux, leurs cruches, leurs bouteilles pleines d’un vin brillant des couleurs de l’arc-en-ciel, et que de bons garçons, pareils à des salamandres en gaîté, buvaient sans se brûler ni se rassasier. La nuit comme le jour, il y eut, entre Saint-Paul et London-Bridge, cent huit feux de joie permanens, et toute la ville fut illuminée. » Ces joyeux transports populaires étaient l’expression des plus sérieuses passions nationales ; le peuple anglais croyait sa religion comme son prince sauvés des périls qu’ils venaient de courir en Espagne, et le chapelain Hacket, qui fut plus tard évêque de Lichfield et de Coventry, fait de cette journée les mêmes récits que le poète-batelier Taylor, avec cette réflexion de plus ; « Saint Augustin a raison de dire : « La joie publique éclate à la honte publique[1] ; » il y eut à Londres et à Westminster trop de bacchanales d’ivresse, et bien des gens furent offensés de voir payer au diable des actions de grâces qui n’étaient dues qu’à Dieu. »

Pendant que Londres et presque toutes les villes d’Angleterre, Cambridge, Oxford, Chester, Coventry, Leicester, Norwich, se livraient à cette allégresse, Charles et Buckingham arrivaient à Royston, où le roi Jacques les recevait en pleurant de joie. À peine réunis, ils s’enfermèrent ensemble dans le cabinet du roi, où ils restèrent plusieurs heures seuls, en conversation intime. Les courtisans de service dans le salon qui précédait le cabinet entendaient leurs voix sans distinguer leurs paroles : ils se parlaient tantôt très haut, tantôt tout bas ; tantôt ils riaient, tantôt ils semblaient se quereller. On était pressé de savoir quel serait le résultat de leur entretien. On put s’en douter le soir au souper royal, car le roi Jacques se montra satisfait que le voyage n’eût pas amené une solution plus décisive ; les engagemens des Espagnols pour le rétablissement de son gendre l’électeur palatin dans ses états n’étaient pas assez formels : « Je n’ai nulle envie, dit-il, de marier mon fils avec les larmes de ma fille pour dot. » Quelle était la portée de ce langage ? Le compte que venaient de lui rendre Charles et Buckingham de leur séjour en Espagne avait-il convaincu le roi Jacques que la cour de Madrid ne voulait

  1. Publicum gaudium celebratur per publicum dedecus.