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la nuit pour alléger son âme et conjurer ses fantômes. Eh bien! au milieu de ce trouble universel et qui se manifeste sous des formes si différentes, l’épisode le plus étrange et le plus douloureux, le voici : un homme du parti des assassins, sans doute pour imposer silence à la voix intérieure qui le poursuit, ose soutenir que la Saint-Barthélemy était autorisée par les principes de l’évêque d’Hippone, et traduisant ces pages si fâcheuses que nous avons signalées, traduisant et commentant les réflexions de saint Augustin au sujet du compelle intrare, il les publie sous ce titre : Epistre de saint Augustin à Vincent, fort convenable au temps présent, tant pour réduire et remettre à l’unité de l’église les hérétiques, comme pour y maintenir ceux qui y sont demeurés[1].

Ainsi, ô punition cruelle! pour une seule faute dans ce long et glorieux ministère du saint évêque, pour une seule erreur atténuée par tant de ménagemens et rachetée par tant d’actes de mansuétude, voilà le nom de saint Augustin irrévocablement attaché au souvenir exécrable de la Saint-Barthélemy. Les fanatiques, je le sais bien, en se couvrant de ce grand nom, l’outragent par de calomnieux éloges et falsifient l’histoire; n’importe, il est trop vrai malheureusement que l’adversaire des donatistes a interrompu la tradition primitive et ouvert au prosélytisme des voies inconnues jusque-là, voies terribles où il s’est arrêté dès le second pas, mais où les âmes violentes et ténébreuses s’enfonceront avec rage. Ah! quand on a reçu tant de grâces, quand on a les dons du génie et les inspirations de la sainteté, ce n’est pas impunément qu’on laisse échapper certaines erreurs: l’exemple, venu de si haut, peut tomber dans un mauvais terrain comme une semence de mort. Un jésuite du temps de Louis XIV, le père Etienne Deschamps, dans une page consacrée à l’éloge de saint Augustin, l’appelle la langue de la vérité, l’arsenal de l’église, l’oracle des treize siècles, et Bossuet est heureux de répéter ces grandes et magnifiques paroles[2]. L’oracle des treize siècles! Il s’agit ici de la période qui s’étend du siècle de saint Augustin au siècle de Bossuet : eh bien! comptez pendant ce long espace de temps combien d’attentats ont été commis contre la liberté de l’âme, contre cette liberté sainte que Jésus-Christ a fondée à jamais par sa vie comme par sa mort, et demandez-vous combien de fois le nom du doux évêque africain a pu être invoqué par les terroristes[3] ! Au lendemain de la révocation de l’édit de Nantes comme au lendemain de la Saint-Barthélémy, on voit se reproduire le même scandale. L’avocat Ferrand, en 1686, publie un manifeste intitulé : la Conduite du roi à l’égard des protestans

  1. Paris 1573, in-8o.
  2. Bossuet, Défense de la tradition et des saints pères, livre VI, chap. XXI.
  3. On peut consulter ici l’Essai sur l’avenir de la tolérance. M. Ad. Schaeffer trace avec soin l’histoire de l’intolérance depuis le IVe siècle jusqu’à nos jours. Ces premiers chapitres sont les meilleurs du livre; dans la seconde partie, l’auteur s’adresse à des adversaires qu’il eût mieux fait de dédaigner, et, entraîné par une polémique un peu vulgaire, il finit par oublier cette tolérance qui était le principal objet de son travail.