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jou, celui qui devait s’appeler un jour Henri III, était allé prendre possession du trône que lui offrait la Pologne. Il venait d’arriver dans la ville de Cracovie; c’était au commencement de l’année 1573. Un soir, une nuit, vers trois heures du matin, il envoie chercher par un valet de chambre son premier médecin nommé Miron, qui logeait dans le château, non loin de sa chambre, et qui souvent lui faisait la lecture pendant ses insomnies. Miron arrive, et le roi de Pologne lui parle en ces termes : « Je vous ai fait venir ici pour vous faire part de mes inquiétudes et agitations de cette nuit, qui ont troublé mon repos en repensant à l’exécution de la Saint-Barthélémy, dont possible n’avez-vous pas su la vérité, telle que présentement je veux vous la dire. » Aussitôt, pour décharger son âme, il raconte au médecin toute l’histoire du forfait et la part qu’il y a prise. La confession est complète. Miron, rentré chez lui, prend la plume, écrit ce qu’il vient d’entendre, et ce récit, arraché par l’aiguillon de la conscience à l’âme tourmentée d’un des principaux coupables, du plus criminel peut-être, ce récit, immédiatement consigné par le confident, est aujourd’hui le document le plus authentique et le plus complet que nous possédions sur les préliminaires du crime.

Nous voilà loin de saint Augustin, dites-vous; hélas! non, pas aussi loin qu’il semble. L’obsession de ce souvenir, qui arrache ainsi la vérité du cœur du duc d’Anjou, cette obsession sinistre, épouvantable, toute la France l’a subie. Assassins et victimes, ou même simples spectateurs du drame, tous sont poursuivis pendant un quart de siècle par cette horrible image. Ceux-ci veulent s’étourdir, ceux-là veulent se venger; il en est qui se mettent à douter de tout, qui ne croient plus ni au bien ni au mal, ni à la Providence ni à l’homme. De 1572 à 1595, notre littérature n’est que le contre-coup de ces remords, de ces colères vengeresses ou de ces vagues épouvantes. C’est le moment où les prédicateurs de la ligue, comme pour étouffer le cri de la conscience, s’enivrent de fureurs nouvelles et de clameurs infernales; c’est le moment où Agrippa d’Aubigné, dans son poème des Tragiques écrit avec son sang le portrait des meurtriers. Les fureurs du XVIe siècle sont déchaînées dans tous les sens. Et quand au milieu de cette littérature fiévreuse un homme paraît, doux, fin, indulgent, gracieux, toujours le sourire aux lèvres, quand Montaigne donne à cette société déchirée le plus charmant livre, mais aussi le plus dissolvant, qu’aient produit les lettres françaises, quand l’auteur des Essais montre si finement à ses semblables la duperie de leurs croyances et le néant de leurs pensées, ne faut-il pas croire que deux sentimens l’inspirent avant tout, premièrement le désir de désarmer les fanatiques en brisant les convictions farouches, ensuite le besoin de chercher dans une raillerie douce et triste à la fois un refuge contre d’abominables souvenirs? Le scepticisme de Montaigne, étudié dans ses causes, ne serait donc pas un système absolu, mais une théorie d’occasion, un contre-coup des événemens, en un mot un produit de cette obsession générale dont je parlais tout à l’heure, de cette obsession qui faisait que Henri d’Anjou, au fond d’un château de la Pologne, envoyait chercher son médecin pendant