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dans son intérêt comme au point de vue de sa dignité, elle devait le bon exemple. Chez Hamilton, on retrouve ce caractère d’imprévoyance et ce laisser-aller si général dans ce monde d’épicuriens beaux esprits qui donna le ton dès que la majesté imposante de Louis XIV eut été remplacée par les scandaleuses folies de la régence. Les Mémoires de Grammont précèdent ce moment, et l’on peut dire qu’ils l’annoncent; mais, encore une fois, on n’ose faire de reproches sérieux à cette satire, dont notre délicatesse s’alarme, mais dont notre goût apprécie le tour libre, élégant et parfaitement naturel.

Les Lettres persanes paraissent plus tard, et quand le XVIIIe siècle a déjà pris sa physionomie particulière. La forme épistolaire, adoptée par Montesquieu, avait cet avantage d’animer la discussion, et le cadre de son roman était choisi à dessein pour en dissimuler adroitement les intentions sérieuses et la satire souvent amère. Sous cette forme ingénieuse et leste, Montesquieu faisait accepter de dures vérités. Dans le même ordre d’idées qui lui permet de passer de l’Esprit des Lois au Temple de Gnide, il prépare des réformes sociales en paraissant donner à un public frivole un roman fait pour lui plaire, mêlé de galanterie, d’irréligion, de persiflage, de détails quelquefois licencieux, excitant au plus haut point sa curiosité, amusant, spirituel, mais au fond triste et menaçant. Le succès en fut immense; il donna naissance à quelques autres ouvrages où la science et la philosophie s’enveloppèrent aussi de fictions agréables. On écrivit une foule de lettres pour l’instruction des belles dames. Fontenelle consentit à leur enseigner l’astronomie; l’abbé Terrasson leur donna des leçons d’archéologie en les faisant pénétrer, avec Séthos, au fond des nécropoles égyptiennes, et dans ce dernier mouvement de la fin du siècle, à la veille des mauvais jours de la révolution, l’abbé Barthélémy offrit encore aux Athéniens de Paris, dans un sage roman, les trésors de son érudition.

Loin d’avoir l’unité de la littérature du XVIIe siècle, celle du XVIIIe exprime, dans sa diversité, un ardent désir de tout connaître et de tout éprouver. Elle se met à la poursuite de tout ce qui appartient à l’intelligence et à la sensation, besoin sans cesse renouvelé qu’elle semble nous avoir légué; mais, à travers les nouvelles formes que le mouvement de la civilisation imprime à la société, les traits principaux de l’humanité apparaissent pour qui veut les chercher et les étudier dans la littérature romanesque. Cette alliance confuse du bien et du mal, signe distinctif de notre nature, se retrouve dans ces œuvres de caractères si divers, qui peignent si bien la variété des esprits dans ce siècle où soixante ans de paix intérieure laissèrent aux lettres leur libre développement.