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pas pénétrer jusqu’aux plus intimes profondeurs de notre être, comme lorsqu’elle exprime tout ce que nous pouvons ressentir, rêver ou observer, en même temps que l’auteur bien inspiré qui nous rend nos propres impressions.

Dans cet esprit du roman, comme dans la variété des formes qui reproduisent tous les libres mouvemens de la nature humaine, il y a une action puissante dont les esprits austères ont le droit de s’alarmer. Mal dirigée ou mal comprise, la littérature romanesque présente, pour l’imagination, des dangers plus grands que toute autre forme littéraire en raison directe de sa ressemblance avec nous-mêmes. C’est là un point délicat pour l’observateur. Le bien et le mal s’y trouvent au même degré, et comme tout est sain aux sains, tout est danger ou tentation aux faibles et aux vicieux. Cependant, de l’étude attrayante et sérieuse qui a mis sous nos yeux toutes les œuvres de cette littérature féconde, nous avons gardé une impression qui nous fait conclure que le roman lui-même, image de l’âme humaine, tend comme elle à la beauté idéale et parfaite. Ce qui le prouve, c’est que les seules productions du genre romanesque qui soient restées en possession de la faveur publique sont celles où l’on retrouve, à quelque degré, l’élévation morale et l’expression vraie, soit qu’elles peignent les mœurs dans cet esprit de haute critique qui est à lui seul une protestation contre le mal, soit qu’elles nous fassent assister à ce jeu des passions humaines, toujours mêlé de luttes et de souffrances, enseignement douloureux dont nous pouvons nous faire la sévère application.

Il est à remarquer qu’à deux époques très distantes l’une de l’autre c’est par le roman que le goût de l’idéal, uni au sentiment de la nature, a été rendu à la société. L’Astrée et la Nouvelle Héloïse, deux grands événemens littéraires, ont amené cette rénovation que la poésie seule, moins applicable à la vie intime, eût plus lentement introduite dans les mœurs. Au début du XVIIe siècle, la fiction de d’Urfé inaugurait en France le genre sentimental et romanesque, y introduisait une sorte de raffinement social en faisant goûter ce rêve de l’âge d’or qui enlevait les âmes aux intérêts grossiers et vulgaires. A la fin du XVIIIe siècle, l’éloquence passionnée de Jean-Jacques Rousseau semblait régénérer des cœurs frivoles et corrompus.

L’Astrée, œuvre douce et factice, est une création en ce sens que jusqu’à son apparition aucun roman en France n’a réuni les conditions d’harmonie, d’élégance, de beauté morale, qui se trouvent en celui-ci. Le genre pastoral n’est pas de l’invention de d’Urfé; il règne depuis longtemps en Italie et en Espagne, et Cervantes, dont le goût est cependant difficile, le qualifie d’heureuse invention dans la préface de sa Galathée. D’Urfé, séduit par cette forme qui fait