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ensemble. Nos modèles, nos installations, nos armes, nos procédés sont universellement copiés et imités. Dans les petites comme dans les grandes choses, l’inspiration, l’exemple vient presque toujours de nous, qu’il s’agisse du canon, du vaisseau à vapeur, de la frégate cuirassée, ou du cabestan, ou du four à cuire le pain. Il y a plus, et ceci doit toucher profondément les cœurs honnêtes et les esprits sensés, ce grand mouvement de renaissance et de progrès qui emporte depuis un demi-siècle bientôt la marine militaire de la France dans des accès d’activité presque fébrile a été signalé aussi par l’établissement d’une discipline aussi excellente peut-être que le comporte l’imperfection-humaine. Cela est vrai dans les grades élevés et dans les équipages, dans la grand’ chambre ou dans le carré comme sur le gaillard d’avant. La discipline est exacte, mais elle est aussi douce et paternelle, comme est d’ailleurs l’esprit qui anime l’administration de la marine tout entière. On en peut juger dans les ports par la confiance avec laquelle les marins, leurs femmes et leurs enfans s’adressent pour leurs affaires à tous les agens du département; on en peut juger sur les vaisseaux par la facilité des rapports entre les officiers de tous les grades, depuis l’aspirant jusqu’à l’amiral, par le ton de déférence sans embarras et d’autorité affectueuse qui règne dans les relations des matelots avec les états-majors, et particulièrement par la position que les sous-officiers, voire le capitaine d’armes, occupent sans gêne au milieu des, équipages. L’harmonie et la concorde, la sympathie et le dévouement réciproques unissent tous les membres de la grande famille des marins.

C’est une famille, mais ce n’est pas un peuple, et c’est là le revers de cette médaille si brillante. L’édifice est admirablement construit, il faut le reconnaître; mais la base sur laquelle il repose moralement a le défaut de lui créer une position exclusive, isolée, au milieu de la nation. Au lieu d’être, comme en Angleterre, un cadre dans lequel entrerait, en un jour de crise, tout un peuple de marins, il représente la marine de la France tout entière. Même à l’état de paix, il en consomme, il en absorbe presque toutes les ressources, il en contrarie le développement normal, car il n’est pas fondé sur le principe, vrai cependant, que pour être fort dans les grandes épreuves il lui faudrait ménager plus qu’il ne le fait en temps ordinaire la liberté, l’industrie, l’activité et la force de chacun, qui est sa force; il n’a pas de réserves, et les lois rigoureusement exceptionnelles qui le régissent le laissent presque sans lien avec le reste de la société.

On dira que depuis cinquante ans, depuis trente ans surtout, le sentiment public s’est montré presque toujours très sympathique à la marine. Il y a du vrai dans cette observation: mais ce qui est