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Nous ne sommes plus au temps où l’on n’appareillait, où l’on ne mouillait que de nuit, où les blocus se levaient aux premiers symptômes du mauvais temps, où l’officier que l’on chargeait d’une mission rendait compte de tout en arguant de l’inconstance des flots et des vents. Aujourd’hui l’on quitte et l’on prend un mouillage de nuit comme de jour, on maintient un blocus sans perdre de vue la côte observée, et à l’officier que l’on envoie même à mille lieues de distance, on fixe le jour et presque l’heure où il devra arriver. Dans la liberté de ses mouvemens comme dans les manœuvres d’ensemble, on exige de lui, comme service courant, des choses que nos prédécesseurs eussent tout simplement écartées comme des impossibilités. Le brave amiral Hugon a laissé dans la marine une réputation exceptionnelle pour la hardiesse et l’habileté avec lesquelles il dirigeait en 1841 et 1842 les mouvemens de l’escadre de la Méditerranée; cependant, malgré toute sa hardiesse et tout son talent, il n’eût jamais songé à faire faire une foule de choses qu’on accomplit aujourd’hui en se jouant, mais qu’on ne peut accomplir ainsi que parce que nos officiers n’appliquent pas aux devoirs de leur profession moins de vigilance et d’activité, de savoir et d’expérience qu’en ont jamais eu leurs devanciers. Quoi qu’on fasse, la puissance des navires sera toujours en raison des qualités et des talens que posséderont comme gens de mer les hommes qui les montent.

Aussi l’empire de la mer appartiendra-t-il toujours aux marins. A ceux qui peuvent douter encore de la justesse absolue de cet axiome et qui ne seraient pas convaincus par les raisons que nous venons de donner, il en est une encore que nous pouvons invoquer, et qui, selon nous, devrait suffire à elle seule pour trancher la question. Les armées de mer, comme les autres, ne vivent pas seulement des chapitres du budget et des armes ou des approvisionnemens que les arsenaux mettent à leur disposition. Ce sont là les moyens matériels de leur existence, mais non pas l’âme qui leur donne la vie, qui en fait des personnes morales. L’esprit de corps, le sentiment marin, le principe d’ardeur et de passion qui résulte des traditions, des souvenirs, des instincts que développe la fréquentation de la mer, ne peuvent être ressentis, conservés, entretenus, animés que par les marins eux-mêmes. Admettez dans vos équipages une trop forte proportion d’hommes qui ne sont pas voués à la profession par état et par goût : vous aurez des corps officiels composés de gens qui remplissent une obligation légale, mais sans lien avec le passé et sans espérance d’avenir, sans précédens à soutenir ou à venger, et sans ambition pour eux-mêmes et pour leurs enfans; vous n’aurez pas une armée composée d’hommes qui ont mis depuis longtemps leurs sentimens et leurs habitudes en harmonie avec les circonstances où vous les placez, qui défendront la mer