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maritime. A eux-mêmes l’amour-propre national ne pouvait pas persuader qu’il en fût ainsi. C’est une chose curieuse à remarquer dans les notes du comte de Nesselrode que, parlant en 1853-54 de la France et de l’Angleterre, il les appelle presque le plus souvent les puissances maritimes, à l’exclusion de la Russie, qui, au moment où l’affaire des lieux saints finit par prendre une tournure menaçante, se vantait cependant d’avoir quarante-deux vaisseaux de ligne armés, c’est-à-dire une dizaine de plus que la France et l’Angleterre ensemble. Le comte de Nesselrode avait raison avec tout le monde. Cette flotte, on n’a pu par aucun moyen, par aucun appât, la décider à montrer son pavillon au large, même en lui offrant les conditions de combat les plus avantageuses. Les gens qui la montaient n’étaient pas des marins, car il n’y en a pour ainsi dire pas en Russie ; néanmoins c’étaient de braves gens. Ils nous l’ont montré à Sébastopol, où ils ont été l’âme de la défense. Il en a été d’eux comme de la marine impériale de Napoléon : les marins de la garde contribuaient à gagner les batailles de Lutzen et de Bautzen, ils se couvraient de gloire dans les campagnes d’Allemagne et de France en 1813 et en 1814, mais en thèse générale ils n’allaient pas à la mer. La France possédait quatre-vingts vaisseaux de ligne du temps du premier empire, mais elle n’était pas une puissance maritime, parce que sa population maritime avait été détruite ou dispersée par la guerre. La Russie en 1854 n’était pas, malgré le nombre de ses vaisseaux, une puissance maritime, parce qu’elle n’avait pas de marins. Il n’y a pas de marine sans marins.

C’est une vérité que personne aujourd’hui ne songe plus à contester ouvertement, et cependant presque tous les jours on lit, et avec une certaine complaisance, on écrit et on imprime des choses qui sont en contradiction avec cette vérité, et qui sont aussi la source de beaucoup d’erreurs. Ne dit-on pas encore quelquefois que la machine à vapeur a rétabli ou rétablira l’équilibre et l’égalité sur les océans ? La vapeur cependant a tourné d’une manière incontestable à l’avantage de la prépondérance anglaise, c’est un résultat trop évident pour qu’il dut être nécessaire d’en rechercher et d’en discuter les causes. Le fait certain, c’est la diminution d’importance qu’ont subie les marines des puissances de second ordre depuis que la machine à vapeur est devenue une machine de guerre. La Hollande pourrait-elle aujourd’hui livrer une seconde bataille de Camperdown ? Les Hollandais, toujours vaillans, toujours habiles navigateurs, toujours dignes de leurs glorieuses traditions, pourraient-ils faire des armemens qui fussent aux arméniens anglais ce que la flotte du brave et malheureux amiral de Winter était à la flotte de l’amiral Duncan ? Les Hollandais ne possèdent ni un seul vaisseau de ligne à vapeur, ni une seule frégate cuirassée, et dans la situation