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pas se contenter de savoir ce qu’ils peuvent dépenser, ce qui figure de vaisseaux et de frégates dans les dénombremens officiels, ce qui se trouve dans les magasins des ports, ce que peut représenter le travail des arsenaux : ce sont des termes dont, sans aucun doute, il faut tenir compte; mais on s’exposerait à se tromper aussi beaucoup, si l’on ne faisait pas entrer dans ses calculs le contingent que fournirait au noyau des forces déjà régulièrement organisées l’ensemble du travail national. Aujourd’hui, dans le cas d’une grande lutte, ce contingent deviendrait presque le principal, au lieu de rester l’accessoire, comme cela est en temps de paix, et il se ferait sentir avec une rapidité telle que celui qui de son côté ne serait pas pourvu à l’avance d’une façon semblable n’aurait pendant la guerre aucune chance de pouvoir, même au prix des plus grands sacrifices, racheter les suites nécessaires de son imprévoyance.

Si par malheur une grande guerre venait à éclater aujourd’hui, le trait caractéristique qu’elle présenterait sans doute entre tous, ce serait l’inépuisable fécondité avec laquelle l’industrie produirait du matériel de guerre pour les belligérans, la puissance et la presque soudaineté des coups qu’aidés par l’industrie ils pourraient se porter dès le début des hostilités. D’ailleurs nous en avons déjà fait l’expérience. Un gentilhomme russe qui, dans l’état-major du prince Gortchakof, a pris part à la défense de Sébastopol nous disait que bien souvent il arrivait aux Russes d’apprendre par le télégraphe l’arrivée dans le port de Kamiesch de navires chargés d’un matériel qui n’avait pas même été commandé (ils le savaient par les intelligences qu’ils avaient conservées en Europe), lorsque des convois chargés de munitions et expédiés de Toula ou d’ailleurs, avec des semaines et des mois d’avance, n’étaient pas encore arrivés en Crimée. Et dans quel état arrivaient-ils? Des centaines de charrettes que l’on avait mises en route en épuisant tous les moyens des provinces, quelque vingtaine parvenait; le reste, hommes, animaux et chargement, avait péri dans la neige ou dans la boue des steppes, et le pays était impuissant à les remplacer. La campagne d’Italie n’est pas moins instructive. La déclaration de guerre est du 26 avril, le combat de Montebello est du 20 mai, la bataille de Magenta du 4 juin, et le 24 du même mois se livrait celle de Solferino, qui mit fin à la guerre en coûtant aux trois armées engagées dans cette sanglante journée plus de soixante-dix mille hommes tués ou blessés. Un si effroyable massacre nous fait frémir d’horreur, mais il montre aussi quels sont les coups que l’on peut aujourd’hui se porter, et il explique la résignation de l’empereur François-Joseph, dont l’intérêt semblait être de prolonger la guerre. L’Autriche fut presque désarmée par cette catastrophe, et après tout ne vaut-il peut-être pas mieux résoudre ainsi ces horribles difficultés que de tuer un plus