Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/31

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on lui octroyât un cantonnement en Italie, soit qu’on le fît passer en Gaule, afin de garder les provinces occidentales contre les entreprises des Barbares, ennemis de l’empire. »

La situation des Goths, tout maîtres qu’ils fussent du pays, n’était pourtant ni sans fatigue ni sans danger : à chaque pas des rivières profondes, des villes closes, des plaines inondées, à l’aide desquelles parfois les habitans savaient se défendre. Quand les chariots furent remplis de butin et que les chaleurs du printemps commencèrent à se faire sentir, une partie de l’armée se dégoûta et voulut retourner en Illyrie. Alaric s’y refusa obstinément, et, comme plus d’un chef influent approuvait le départ, il se tint sous la tente du roi un conseil dont les délibérations orageuses, divulguées au dehors, ont donné matière à un des plus curieux tableaux de Claudien. Le poète nous peint sous un aspect assez imposant ce sénat de Barbares courbés par l’âge, à la chevelure fauve et pendante, au visage couturé de cicatrices, aux manteaux de peau : élite de ces hommes qui avaient épouvanté l’Orient pendant un demi-siècle, tué un empereur et dépouillé la Grèce du trésor des arts. Chacun d’eux tenait dans sa main une haute lance à poignée d’ivoire, tout à la fois son bâton, son arme et l’insigne de son rang.

L’orateur du conseil, qui comptait parmi les plus considérables et les plus âgés des Goths, avait été, au dire du poète, le père nourricier d’Alaric, son tuteur dans l’enfance, son soldat dévoué plus tard; c’était lui dont la main avait attaché le premier carquois aux épaules du jeune homme aujourd’hui son roi. Par tous ces titres, il se croyait le privilège de lui parler librement, et il voulut plaider cette fois pour le salut commun. « Alaric, lui dit-il, il y a trente hivers déjà que notre peuple a franchi le Danube, et depuis ce temps il a traversé bien des épreuves; mais sa fortune n’aura jamais été en plus grand danger que maintenant, si tu t’obstines à rester ici. L’ardeur de la jeunesse bouillonne dans tes veines et t’emporte : écoute les conseils de l’expérience. Au lieu de t’aventurer au loin comme tu le veux, hâte-toi de partir avant que l’ennemi nous presse; par l’appât d’un nouveau butin, n’expose pas celui que tu as conquis; ne fais pas comme le loup qui s’enfermerait lui-même dans la bergerie, pour expier d’un seul coup tous ses larcins passés. Cette Étrurie si riche en vignobles, ce fleuve du Tibre, cette Rome, dont les noms sont toujours dans ta bouche, que sont-ils? Je l’ignore; mais si j’en crois les récits de nos ancêtres, jamais l’insensé qui porta la guerre contre cette ville n’eut à se réjouir de son audace. Les dieux l’habitent, et des feux surnaturels protègent, dit-on, ses remparts; une puissance inconnue lance la foudre sur l’ennemi qui ose l’approcher : est-ce Rome elle-même, est-ce le ciel? Ne cherchons point à le sa-