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aux tentations du mal, d’où lui vient le salut, je dirai même le salut matériel en même temps que le salut moral? C’est l’écho de la prière nocturne de Picpus qui le raffermit, et c’est le couvent qui lui fait une sécurité. Cet homme chassé comme une bête fauve à travers les rues, par la nuit noire, se trouve étrangement conduit au pied de ce mur, au-delà duquel est un abri nouveau contre toutes les poursuites. N’est-ce point là une coïncidence singulière, et cet ensemble de choses ne dénote-t-il pas qu’il y a dans cette œuvre des Misérables comme un tumulte d’idées ou d’instincts contradictoires, d’impressions anciennes de l’auteur se réveillant et venant se mêler à des préoccupations nouvelles? C’est l’homme d’autrefois en M. Hugo qui a tracé le portrait de l’évêque Myriel, qui a écrit certaines pages sur le couvent de Picpus ou à propos de ce couvent; c’est l’homme d’aujourd’hui ou de ces dernières années qui a esquissé cette figure de conventionnel devant laquelle s’abaisse l’évêque. Et au fond, à travers toutes les inégalités, les hors-d’œuvre qui se succèdent, les épisodes qui ne sont pas toujours d’une remarquable nouveauté, les scènes d’un comique équivoque, c’est assurément un grand artiste qui a écrit ce livre des Misérables, où l’imagination du poète de Notre-Dame de Paris se retrouve encore rentrant avec sa puissance dans le domaine du roman.

C’est l’événement littéraire et le succès de l’heure actuelle, bien que le bruit et l’intérêt aient semblé s’affaiblir un peu à mesure que s’est étendu ce récit, trop prolongé pour ne pas finir par être empreint de quelque monotonie de couleurs, de procédés et de coups de théâtre. Quoi qu’il en soit, c’est une œuvre exceptionnelle, l’acte de vie d’une des plus puissantes individualités poétiques dans un domaine livré à tant d’explorateurs vulgaires, et où pousse la moisson quotidienne des inventions contemporaines. Connaissez-vous ces têtes d’épis qui sont vides et qui ne se dressent que plus superbes sur le sillon? Le jour de la moisson venu, elles retombent et ne sont plus qu’une paille légère et stérile. C’est l’image de beaucoup de ces livres nouveaux qui meurent pour renaître sans cesse d’eux-mêmes, et ne sont pas plus durables parce qu’ils reparaissent sous des noms divers. Combien en est-il de ces livres, de ces romans où l’on découvre une idée, la marque d’une fécondité créatrice, d’une originalité vraie? Certes, je le répète, s’il ne fallait que le nombre et la fécondité apparente, l’inspiration romanesque serait florissante aujourd’hui. Les œuvres se succèdent à rangs pressés; elles procèdent de systèmes divers. Il y a des écoles ou des ombres d’écoles qui s’agitent : réalisme, fantaisie, analyse intime, tout se mêle. Où est cependant un vrai et bon roman sortant de la foule, révélant un inventeur, un observateur de la vie sociale, un peintre de l’âme humaine? Est-ce donc le livre de M. Ch. Bataille, Antoine Quérard, qui paraissait tout récemment, et autour duquel s’est fait d’abord quelque bruit? Y a-t-il là réellement la sève de l’invention et de l’observation? Y a-t-il surtout dans Antoine Quérard la marque d’une inspiration sérieusement originale? Sans